Solennité du Saint-Sacrement

dimanche 06 juin 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Le Sang de l’Alliance nouvelle

Franchement, vous l’avez échappé belle ! ça c’est joué à pas grand-chose… à peine 2300 ans. Tout à l’heure, pour le rite pénitentiel, je vous ai aspergé d’eau bénite ; du temps de Moïse, c’est du sang de taureau dont vous seriez actuellement tout imprégnés ! Voyez comme vous l’avez échappé belle !

 

La première lecture nous a rapporté ce rite : « Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit : Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous. » Et à grandes giclées, Moïse a couvert les corps et les vêtements du sang de taureaux.

 

Au moins, c’était marquant pour le peuple : « La vie d’un être de chair est dans le sang », dit le Lévitique au chapitre 17, verset 11. Imprégné de sang, le peuple faisait une expérience concrète de vie reçue ! Et chacun repartait couvert de sang coagulé sur les cheveux et les vêtements, emportant jusque chez soi ce signe d’une grâce déversée en abondance : le sang, puissance vitale venant de Dieu et signe de communion, était visible aux yeux de tous et il collait à peau !.... Impossible alors de passer inaperçu : la participation au sacrifice se voyait sur les visages rougis par le sang et les vêtements encore tout imprégnés !

 

La messe, c’est quand même plus propre ! Rassurez-vous : pas de risque de salir vos cheveux bien lavés ; pas de danger de repartir avec des marques de sang sur vos tenues dominicales ! Mais on pourrait alors concevoir la messe comme un simple rite propret, qui ne dérange pas, qui n’imprègne pas. Juste ce qu’il faut pour élever un peu l’esprit, mais pas davantage ; et l’on en repart sans que personne, à l’extérieur, ne s’aperçoive de quoi que ce soit… On est alors bien tranquille pour toute la semaine…

 

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Mais ne nous y trompons pas : l’événement auquel nous participons à chaque messe est d’une portée phénoménale. Ce qui s’y passe est infiniment plus puissant que le rite impressionnant réalisé par Moïse à grandes giclées de sang bovin !

 

Car l’Eucharistie qui nous rassemble perpétue ce que l’évangile vient de rappeler. Au soir du Jeudi Saint, le Christ entouré de ses disciples, « ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, (…) la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. » Chrétiens, nous ne sommes plus aspergés de sang de taureau, mais abreuvés du sang du Christ versé pour nous donner sa Vie !

 

Alors, ouvrons les yeux, frères et sœurs ! Si le sacrifice eucharistique est non-sanglant, par le regard de la foi nous sommes appelés à bien voir ce qui va se passer dans quelques minutes. Quand la coupe aura été élevée et que le Christ dira « ceci est mon sang, versé pour vous », à ce moment-là, de son côté ouvert sur la croix jaillira son sang sauveur, qui remplira le calice, puis débordera sur les prêtres, les sœurs et les servants ; et comme une vague de sang déferlera sur vous pour tout imprégner. Préparez-vous : c’est réellement ce qui va se passer ! Un déferlement de sang sauveur !

 

Une telle perspective pourrait nous décontenancer ; mais l’événement eucharistique est trop important pour le fuir par peur ou par dégoût, en entendant parler de sang. Ne fuyez pas la vie ! De ce sang, nous avons besoin, indispensablement besoin. Parce que c’est le Sang de Dieu fait chair, le Sang du Ressuscité, le Sang du Sauveur, il apaise tous nos coups de sang ; il évacue tout le mauvais sang. Selon la 2e lecture, ce sang purifie « notre conscience des actes qui mènent à la mort. » Sang qui nous guérit ; sang qui protège du démon ; sang qui rend la mort impuissante et nous rassemble en un seul corps : voilà le Sang dont nous sommes couverts et abreuvés à chaque participation à la messe.

 

L’évocation de ce sang n’est donc pas glauque, quand on l’accueille dans sa profonde signification biblique : le sang, c’est la vie, dans toute sa surabondance, sa circulation, son jaillissement ! De la vie du Christ ressuscité, nous sommes donc totalement imprégnés à chaque Eucharistie : corps, âme, esprit, vêtements et biens matériels, tout est imprégné du sang sauveur, bien plus que les Hébreux n’étaient imprégnés du sang de taureau ; car le sang du Christ ne fait pas que couvrir nos visages et nos vêtements. « Prenez et buvez » : la vie-même de Dieu vient circuler en nous et faire de nous réellement des frères et des sœurs, puisque le même sang circule dans nos veines.
 

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Qui donc resterait de marbre, quand de tels flots de vie viennent tout imprégner ? À chaque Eucharistie où nous communions, nous buvons le sang sauveur. Même si vous ne buvez pas à la coupe, vous recevez bien son sang en communiant à son corps, car dans le Christ vivant, corps et sang ne sont plus séparés : C’est tout Jésus auquel nous communions ; c’est sa Vie entière que nous recevons réellement.

 

« Qui mange ma chair et boit sang a la vie éternelle », promet Jésus ; « et moi, je le ressusciterai au dernier jour ! » (Jn 6,54). C’est le Christ qui le dit : promesse de résurrection liée à la participation eucharistique. Arrêtons alors de penser la messe simplement comme un spectacle plus ou moins attrayant. Cessons de faire de l’Eucharistie un simple produit de consommation vers lequel on s’approche quand on en a envie ou qu’on ressent le besoin. Ce qui se passe ici est puissance d’éternité ! Ce qui va déferler ici dans quelques minutes, c’est un torrent de Sang sauveur ! C’est tellement plus grand et plus important qu’espérer ne pas perdre son temps en venant passer une heure à l’église !

 

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Mais puisque c’est si important, si décisif pour nos vies présentes et pour l’éternité, pourquoi donc un événement si grandiose ne se voit-il pas de manière plus tangible ? Après tout, le Seigneur aurait pu rendre sa présence réelle eucharistique plus manifeste. Il le fait parfois par quelques miracles eucharistiques, mais qui restent de rares exceptions au regard des milliards de messes déjà célébrées depuis la résurrection du Christ.

 

Si la vague de sang déferlant sur nous était visible, nos églises seraient pleines à craquer de tous les assoiffés, se précipitant pour recevoir ce que tout le monde espère : la surabondance de vie ! Mais pourquoi un don si grand nous est-il offert de manière si discrète, passant inaperçu pour la grande majorité du monde ?

 

Un petit bout de pain tout plat, quelques centilitres de vin tout simple… Décidément, le Seigneur nous surprendra toujours ! On L’attend dans une légitime manifestation visible et grandiose de sa Puissance de vie déferlant sur monde ; mais Il choisit de l’offrir dans la banalité de l’apparence du pain et du vin !

 

L’humilité de Dieu nous désarçonne profondément. Je pense qu’il y a d’ailleurs un peu de cela dans tous les blocages sur la manière de communier en période de pandémie : difficile d’accepter l’humilité de Dieu ! Mais si c’est la voie qu’Il a choisie pour se donner sans se préserver, qui donc peut décider à sa place que ce n’est pas assez digne de Lui ? « Regardez l’humilité de Dieu », comme le proclame un chant magnifique !

 

Oui, regardez : on aurait pu croire que, sur la croix, le Seigneur était allé jusqu’au bout de son anéantissement ; et de fait, il y a tout donné pour nous sauver. Mais Dieu est Amour, d’un Amour actuel qui continue à se donner sans se préserver. Alors, bien qu’exalté dans les Cieux où Il reçoit toute Gloire, le Seigneur continue en même temps son anéantissement dans chaque Eucharistie : Lui qui est Dieu, Il se donne sous l’apparence d’un bout de pain et d’un peu de vin, devant lesquels on peut passer sans même s’en rendre compte !  

 

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Mais c’est justement parce que ce don infini peut passer inaperçu,  qu’il nous faut l’entourer d’une profonde adoration. Au long des siècles, l’Église catholique n’a cessé de le manifester. Elle a construit cathédrales, églises romanes et gothiques, pour abriter ce qui n’a que l’apparence d’une piécette de pain. Elle a érigé des autels splendides, réalisé des chefs-d’œuvres de tabernacles et d’ostensoirs. Elle a déployé l’encens, couvert les reposoirs des plus belles fleurs et chanté à tue-tête des Tantum ergo sortis des tripes des croyants, pour qu’un si grand mystère enfermé dans une si petite apparence ne passe cependant pas inaperçu.

 

Mettre en valeur la grandeur de la petitesse, pour convertir nos fausses grandeurs : tel est le sens des processions eucharistiques, des reposoirs et des nuits d’adoration. Telle est la raison d’être aussi de la solennité de ce dimanche.

 

Alors, ne participons pas à cette messe comme si de rien n’était ! Aujourd’hui peut être pour nous le jour d’une véritable conversion à la grandeur du mystère eucharistique. Pour cela, laissons les flots du Sang sauveur jaillir du calice pour nous asperger et nous abreuver ; laissons la petitesse de l’Hostie consacrée nous révéler le mystère de la vraie grandeur ; laissons chants et processions nous faire acclamer la magnificence d’un tel don. Il est si grand le mystère de la foi ! Si grand dans une réalité si petite, qu’elle nous rend nécessairement petits tout en nous rendant si grands ! Amen.