Solennité du Corps et du Sang du Seigneur Jésus

dimanche 19 juin 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Sacrifier, manger, adorer

La fête du Saint-Sacrement est pour nous l’occasion de revisiter ces 3 verbes, qui sont au centre de toute vie spirituelle comme au fondement de toutes les plus grandes quêtes du cœur humain : nous sommes faits pour sacrifier, manger et adorer. Si l’une de ces 3 réalités vient à manquer à nos vies, alors elles perdent leur sens véritable, leur saveur la meilleure. Car nous sommes faits pour sacrifier, pour manger et pour adorer.

 

Regardez bien tout ce qui élève véritablement votre âme, tout ce qui donne du sens à votre vie, et vous le saisirez : d’une manière ou d’une autre, en le sachant ou en l’ignorant, et parfois même en prenant des chemins opposés à ce qui permettrait de les assouvir vraiment, nos plus grands désirs sont toujours de sacrifier, de manger et d’adorer.

 

L’Eucharistie porte justement ces trois grandes réalités, qui s’appellent et s’interpénètrent mutuellement : mystère d’un sacrifice, d’un repas et d’une adoration. À négliger l’un de ces 3 aspects, on risque de dénaturer la réalité-même du mystère pour s’en éloigner et chercher peut-être à assouvir les grands besoins dans d’autres réalités qui ne comblent pas.

 

Aujourd’hui, nous sommes donc invités, et même provoqués, à nous approprier de nouveau, par cette fête du Saint-Sacrement, ces 3 verbes qui font la beauté d’une vie humaine, parce qu’ils font la beauté du mystère eucharistique : sacrifier, manger, adorer. Sans doute, nous n’accueillons pas ces trois verbes de la même manière. L’un d’entre eux nous est le plus familier et souvent le plus agréable : manger. Un autre nous fait éprouver un grand désir, en même temps qu’un sentiment de rarement y parvenir : adorer. Le troisième nous fait peur, peut-être ; on voudrait le contourner, en être dispensé : sacrifier.

 

Je vous invite cependant à laisser aujourd’hui chacun de ces 3 verbes - et eux tous ensemble - nous rejoindre vraiment et nous élever jusqu’à Dieu, en qui tout prend sens et tout resplendit. Sacrifier, manger, adorer.
 

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Allez, on commence par celui que l’on redoute certainement le plus : « sacrifier ». Verbe inquiétant en même temps qu’attirant. Pour parvenir au succès, le sportif doit sacrifier bien des choses. On admire ceux qui se sacrifient pour les plus pauvres et qui vont même jusqu’au sacrifice de leur vie pour protéger les autres ou pour témoigner de leur foi. Les héros des nations sont tous des hommes et des femmes qui se sont sacrifiés ; nous avons le devoir de les honorer.

 

En même temps, ce verbe fait peur : « sacrifier »…nous craignons la souffrance que cela pourrait engendrer ; nous avons peur de ce qu’il faudrait perdre…et par-dessus tout, sans doute, nous percevons que nous ne parviendrons jamais assez à sacrifier : pour gagner le Ciel, qui pourrait prétendre qu’il peut suffisamment payer de sa personne ?

 

Mais voilà Jésus-Christ, qui accomplit le Sacrifice parfait, parce que c’est le sacrifice de Dieu Lui-même. Dieu qui se fait homme et qui se donne jusqu’au bout, pour racheter tout le mal subi et provoqué par l’humanité entière depuis le premier péché. Sacrifice unique du Christ sur la croix, sacrifice qui n’a pas besoin d’être réitéré ; mais sacrifice en permanence actualisé sacramentellement dans l’Eucharistie : ainsi, le sacrifice accompli une fois pour toutes va encore être rendu présent à nous aujourd’hui. Il va donc tous nous rejoindre, sanctifier l’Église entière et aider nos défunts à parvenir au Ciel.

 

Nous n’avons donc plus à sacrifier ni des boucs ni des taureaux, ni nous-mêmes en un sens ; plus rien à sacrifier, mais tout à accueillir par un cœur qui soit toujours moins rempli de nous-mêmes et des bien terrestres. Là se trouve notre part du sacrifice, ou plutôt notre réponse au sacrifice total du Christ, pour entrer dans son mouvement d’offrande qui donne la vie : renoncer à nous-même !

 

La messe, c’est donc le lieu dans lequel tout nous est donné de l’offrande de Jésus pour pouvoir tout Lui donner ! C’est pourquoi la messe n’est pas accessoire à la vie chrétienne, elle n’est pas une option, pas même une proposition : elle est indispensable si nous voulons vivre la réalité du Christ offert pour nous.

 

Notre Mère l’Église nous fait alors l’obligation d’y venir tous les dimanches ; entendez-vous ? C’est de l’ordre de l’obligation, comme on est obligé de respirer pour vivre. Alors, s’il faut sacrifier une heure ou deux de notre dimanche, sacrifier une grasse matinée ou une sortie ou l’organisation d’un repas, ou simplement sacrifier le peu d’entrain qui peut nous habiter au moment de venir à la messe, c’est bien peu, en fait, au regard du Sacrifice unique rendu présent dans l’Eucharistie. Dieu donne tout ; comme une évidence, il nous faut Le recevoir pour avoir la Vie ! C’est de l’ordre de l’obligation vitale, comme on est obligé de manger pour vivre.
 

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Nous en arrivons alors au deuxième verbe eucharistique : « manger ». Quand Jésus célèbre la première messe, il dit clairement : « ceci est mon corps, ceci est mon sang : prenez et mangez ! » Il nous faut d’abord « prendre », avec tout ce que cet appel signifie d’appropriation. Puis il faut « manger » : étonnant choix de la part du Christ ! Pour entrer dans le mystère de sa Présence, par laquelle il veut demeurer en nous pour que nous demeurions en Lui, le Fils de Dieu emploie ce verbe tout ordinaire, d’une réalité que nous vivons plusieurs fois par jour : « manger ».

 

 « Manger », c’est ce besoin primaire, essentiel à la survie. Depuis les débuts de l’humanité, le besoin de manger conduit aux plus beaux partages comme aux plus grandes violences. Notre façon de manger dit aussi quelque chose de notre disposition à accueillir ce qui nous est extérieur pour l’assimiler. Manger dit beaucoup de choses du rapport à soi et aux autres, à la nature et à la culture. Placé au centre de notre être, notre ventre dit bien que le manger a quelque chose de central dans nos vies.

 

Et voilà que pour nous rejoindre, le Christ ne nous demande pas seulement de croire en Lui, mais de Le « manger ». Cette demande dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer ! C’est d’ailleurs un argument fort pour la vérité de la foi chrétienne : aucun être humain n’aurait pu inventer le mystère de l’Eucharistie, aucune créature n’aurait pu espérer pouvoir manger son Créateur pour vivre de Lui ! Ça ne peut être que l’œuvre de Dieu Lui-même, débordement de son amour, de son désir de nous rejoindre : « prenez-moi et mangez-moi ! »

 

Alors, au moment de communier, mangeons de bon cœur ! Accueillons la Présence réelle du Christ comme cette nourriture excellente, qui fortifie nos âmes et régénère toute notre vie ! Sur Terre, nous ne mangerons jamais rien de meilleur que le Christ présent sous les espèces eucharistiques !

 

Mais nous saisissons aussi que ce « manger » ne peut pas être un simple acte de manducation. Il appelle à nous nourrir vraiment du Christ : à Le laisser nous habiter ; à prendre du temps pour savourer sa présence et mâcher sa Parole ; à goûter aussi combien il est là dans les plus pauvres que nous devons servir ; un appel encore, à nous délecter de la communion fraternelle entre nous, qui se réalise au plus haut point quand nous mangeons le même Corps du Christ.

 

C’est tout cela, « manger le Fils de Dieu » ! C’est manger sa victoire sur mal et sur la mort, pour qu’elle nous habite et que nous l’assimilions vraiment. C’est manger l’Amour qu’il est en personne, pour qu’il se répande en nous et qu’il transpire de chacune des pores de notre peau ! C’est tout cela, manger le Christ !

 

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Ainsi présent en nous, Jésus ressuscité nous permet d’y vivre la réalité du 3e verbe eucharistique : « adorer ». Car l’adoration n’est jamais un acte extérieur. La première adoration, c’est celle qu’il nous faut vivre dès après avoir mangé le Christ. Quand il se retrouve là, en nous, il mendie notre adoration pour nous rencontrer en vérité. Nous l’adorons alors, dans une louange qui ne trouve peut-être pas de mots, mais peu importe. Nous adorons notre Dieu, dans une adoration tout intérieure, dont rien ne pourra jamais atténuer la puissance !

 

Adorons donc, sans rien demander, sans rien exiger. Adorons pour aimer ! Petit enfant, je me demandais ce qu’il fallait dire au Seigneur, au moment de l’élévation comme après avoir communié. Je me souviens que mes parents m’avaient donné ce conseil : « tu dis au Seigneur : ‘petit Jésus, je t’aime’ ». Et j’ai gardé ce conseil, le plus utile, sans doute, de tous ceux que j’ai pu recevoir dans ma vie spirituelle. Juste dire à Jésus, dans l’adoration au moment de l’élévation comme après avoir communié : « Jésus, je t’aime ». Telle est l’adoration véritable, qui n’a ensuite plus besoin d’aucun autre mot.

 

Déployée dans des temps d’adoration et des processions eucharistiques, l’attention à bien adorer permet donc de prendre du temps pour exprimer au Seigneur notre désir de L’aimer, Lui qui nous aime jusqu’à s’exposer devant nous et à se promener parmi nous. L’adoration dans une église ou la procession eucharistique nous permettent alors de prendre conscience que Jésus est vraiment là, parmi nous aujourd’hui, comme on le rencontrait à Jéricho ou à Nazareth, à Jérusalem ou à Cana : réellement là avec nous, pour marcher à nos côtés et pour nous guider jusqu’au Ciel. Adorer le Seigneur, c’est donc contempler sa Présence qui n’est pas lointaine, seulement « Là Haut dans le Ciel », mais aussi là, ici et maintenant, avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps, selon la promesse faite avant son Ascension.
 

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Voilà donc, frères et sœurs, ces trois verbes eucharistiques, qui vont pouvoir résonner en nous tout au long de cette messe. Ainsi, à l’offertoire, disons au Seigneur notre désir d’être disponibles pour vivre son sacrifice, Le manger et L’Adorer. Tout au long de la messe et de la procession eucharistique qui suivra, que ces trois verbes fassent battre nos cœurs au rythme du don de Dieu. Et au moment de communier, qu’ils ne forment plus qu’un seul Verbe, Celui qu’il est Lui-même : le Verbe fait chair, qui nous rejoint pour tout habiter et pour nous sauver de la mort éternelle. Sacrifier, manger, adorer… Et tout est accompli. Amen.