Solennité de l'Epiphanie

dimanche 02 janvier 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Des insatisfaits pleinement satisfaits

Quel est donc le point commun entre Hérode et les mages ? Ce n’est pas le fait d’être rois, car rien dans l’évangile ne permet d’affirmer que les mages le sont. Le Roi, c’est celui qu’ils recherchent ; et justement, le point commun entre Hérode et les mages, c’est qu’ils ont foi en l’existence de cet enfant Roi-Messie, qui peut changer bien des choses dans leurs vies.

Mais cette foi n’a pas la même conséquence chez l’un et chez les autres. La foi d’Hérode le conduit à trembler ; la foi des mages les pousse à se prosterner. Et en nous ? Entre la peur de ce que l’on peut perdre en s’en remettant totalement à Dieu et la joie de ce que l’on gagne à n’adorer que Lui, un combat peut faire rage en nous. Au seuil de cette année nouvelle où il est de tradition de prendre de bonnes résolutions, il pourrait donc être profitable de choisir celle-ci : toujours nous situer devant Dieu comme les mages heureux d’adorer, et jamais comme Hérode craignant ce qu’il pourrait perdre.

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Pour nous encourager à choisir l’attitude spirituelle des mages, essayons d’imaginer un peu ce qui a pu motiver leur extraordinaire voyage jusqu’à Bethléem. On les présente souvent comme de grands scientifiques, capable de calculer la course des astres. Ils sont donc curieux et disponibles à plus grand qu’eux. C’est toujours le point de départ d’une quête spirituelle : être disponible à plus grand que soi. Sans cette aspiration, nous ne serions d’ailleurs pas là aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Cette disponibilité à plus grand que soi peut prendre aussi un autre nom, en apparence négatif ; mais je n’imagine pas les mages en être privés. C’est l’insatisfaction. Si ces hommes avaient été pleinement satisfaits de leurs connaissances ou de ce que la vie leur apportait jusque-là, ils n’auraient jamais pensé nécessaire de se mettre en marche.

S’ils ont bougé, c’est parce qu’ils étaient insatisfaits de quelque chose. Comme nous aujourd’hui : si vous êtes montés au Laus, si vous êtes connecté à nous ou reliés par la radio, n’est-ce pas parce qu’une forme d’insatisfaction vous habite en profondeur ?

Je crois que tous les êtres humains, porteurs de si grands désirs et de si belles aspirations, sont tous des insatisfaits. Mais il y a des insatisfaits qui le savent et qui l’acceptent ; et il y a des insatisfaits qui l’ignorent ou qui refusent de le reconnaître.

À la racine de la sagesse, il y a donc l’acceptation paisible de nos insatisfactions personnelles : nous sommes insatisfaits de nous-mêmes, des autres, des biens matériels, de l’Église… À la croisée de nos désirs et de nos faiblesses, les insatisfactions nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes. Et quand nous sommes attentifs à celles des autres, nous pouvons davantage compatir à ce qu’ils vivent et agir pour les aider.

Demandons alors la grâce de savoir bien identifier nos insatisfactions : par exemple, de quoi avez-vous été insatisfaits au cours de l’année 2021 ? Pourquoi cela vous a-t-il insatisfait, et est-ce que ça le méritait vraiment ?

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En identifiant les grandes insatisfactions qui nous habitent, nous pouvons mieux comprendre ce qui se passe en nous ; c’est la deuxième étape du voyage des mages, la deuxième étape de notre discernement : après avoir identifié nos insatisfactions, regarder comment nous avons l’habitude de nous situer devant elles.

Il y a ceux qui, insatisfaits des biens de cette terre, continuent à en consommer davantage, toujours davantage, dans une recherche perdue d’avance : ce qui ne comble pas ne finira pas par combler au fur et à mesure d’une accumulation… Et pourtant, pour se rassurer ou pour oublier, on veut gagner plus d’argent, manipuler parfois les autres, se divertir à n’en plus finir, consommer jusqu’à la nausée.

Mais il y a d’autres insatisfaits, ceux qui font de leurs insatisfactions des mises en mouvement, pour changer les choses, pour ne jamais se résigner au malheur des autres ni aux difficultés de leur propre vie ; des insatisfaits qui cherchent une Source par-delà tout ce que les réalités du monde peuvent apporter.

Un chercheur de Dieu est donc nécessairement un insatisfait, sans repos tant qu’il n’a pas trouvé Dieu, donc sans repos jusqu’au Ciel. Acceptons-nous d’être ainsi insatisfaits toute notre vie ? Ce n’est pas pour vivre en déçus permanents, mais pour orienter tout notre être vers Celui qui seul peut tout combler. C’est le grand saut de la foi : un saut qui n’est pas sur la terre ferme, mais suspendu dans le vide rempli de Dieu !

Voyez donc l’orientation que nous sommes invités à donner à nos insatisfactions : soit vouloir vainement les combler pour nous rassurer, comme le fait Hérode jusqu’à des attitudes mortifères et assassines ; soit faire de nos insatisfactions des tremplins pour aller voir plus haut, comme les mages osent le faire, même si c’est au prix d’un long et périlleux voyage.

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Ainsi, ces mages insatisfaits ne cherchent pas à faire venir les choses à eux ; ce sont eux qui se déplacent. Ils n’exploitent pas les autres ou leurs biens pour combler leurs insatisfactions : ils se dépouillent de leurs richesses – ou en tous cas d’une partie -  pour pouvoir être comblés sans rien remporter chez eux.

Ils abandonnent alors aux pieds de l’Enfant Dieu les présents qui chargeaient leurs épaules : l’or, l’encens et la myrrhe. Devant le Roi du monde, c’est comme s’ils se libéraient de leurs biens matériels avec l’or, de leur peur de la mort avec la myrrhe, et de leur désir d’autoréalisation avec l’encens.

Et ces mages partis de chez eux insatisfaits vont retourner chez eux comblés. C’est sans doute cela, « l’autre chemin » par lequel ils rentrent à la maison. Après s’être prosternés devant l’Enfant-Dieu, ils repartent les mains vides mais le cœur plein.

Pareillement pour nous : en identifiant nos insatisfactions, nous découvrons ce que nous pouvons déposer aux pieds de l’Enfant Dieu : tous les biens qui peuvent parfois nous rassurer, ou tous les vides qui ne parviennent jamais à être remplis. Nous les déposons auprès le Seigneur en nous prosternons devant Lui.

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Ne repartons donc pas de cette messe sans avoir fait comme les mages ! Ils ont eu leur « grand moment », quand ils se sont approchés de la crèche de Bethléem. Nous aussi, nous aurons notre grand moment, dans quelques minutes, avec l’offertoire.

Comme les mages, nous allons déposer sur l’Autel tout ce que nous aurons accepté de lâcher de nos mains, de nos sacs et de nos chameaux. Au Seigneur, nous offrirons tout, parce qu’il est Tout. Et ainsi, libres de tout, notre corps, notre âme et notre esprit pourront se remplir de la présence du Sauveur : la seule satisfaction durable, qui prend dans son mouvement de vie toutes les autres satisfactions éphémères. Ainsi, comme les mages, nous rentrerons chez nous par un autre chemin.

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Mais puisque ce chemin ne sera pas de toute tranquillité, il nous faudra revenir demain ou dimanche prochain pour nous prosterner de nouveau devant notre Seigneur.

On ignore si les mages sont simplement repartis chez eux et puis c’est tout. J’aime à croire que leur voyage n’a pas pu être un simple aller-retour, mais qu’il est devenu un va-et-vient permanent depuis chez eux jusqu’auprès du Sauveur.

J’aime à croire qu’ils sont revenus visiter Jésus, par exemple quand il en avait 12 pour discuter avec lui philosophie, quand il en avait 20 pour partager leurs grands idéaux de vies, et même quand il en avait 33… oui, je pense que, malgré leur grand âge, ils sont repassés par Jérusalem pour chanter « hosanna » avec la foule enthousiaste d’acclamer le roi qu’ils avaient déjà reconnu. Mais, le vendredi suivant, ils se sont sans doute cachés derrière leurs chameaux. Et quelques jours après, je pense qu’ils ont reçu une lumineuse visite : le Ressuscité, leur présentant ses mains et ses pieds pour se révéler comme le Roi d’éternité.

Bon, j’en rajoute un peu par rapport au récit évangélique… mais que voulez-vous :  quand on a décidé d’identifier ses insatisfactions devant Celui qui est la Lumière du monde, quand on a choisi d’abandonner ses insatisfactions aux pieds de Celui qui est le Sauveur de l’humanité, impossible de le faire une seule fois, impossible de ne pas y revenir.

C’est pourquoi notre Mère l’Église nous demande et même nous oblige à la messe dominicale : ce voyage hebdomadaire nous fait quitter nos demeures pour nous prosterner devant le Sauveur du monde et tout lui remettre, pour repartir encore par un autre chemin. Car, à chaque fois, toutes nos insatisfactions deviennent des lieux de grâces, des lieux remplis de la Présence de Celui qui nous plonge dans son sacrifice unique, pour nous dire et nous faire vivre le mystère de son amour qui seul peut combler nos grands désirs. Chers mages de l’an 2022, bon voyage à tous ! Amen.