Solennité de l'Ascension du Seigneur

jeudi 13 mai 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

La fin d’une quarantaine

Certaines quarantaines sont plus agréables à vivre que d’autres. Il y a les quarantaines qui isolent et celles qui nous recomposent ; il y a celles qui font juste attendre fébrilement une issue et celles dont on goûte chaque instant. Mais la plus grandiose de toutes les quarantaines jamais vécues sur terre, c’est celle dont saint Luc fait part dans la première lecture : le Christ ressuscité, apparu pendant 40 jours à ses disciples. 40 jours de rencontres avec le Vivant, avant son élévation dans les Cieux !

 

En 40 jours, on peut faire bien des choses et dire de nombreuses paroles. Mais de ces 40 jours du Ressuscité auprès des disciples, on ne sait finalement pas grand-chose. Les évangiles nous rapportent bien quelques récits d’apparitions, surtout le jour de Pâques, parfois les jours suivants. Des récits exaltants, mais tout de même bien peu nombreux pour rendre compte des 40 jours où, selon la citation de saint Luc : « il leur est apparu et leur a parlé du royaume de Dieu ». Ces paroles du Ressuscité auraient pu constituer une grande partie des évangiles. Mais un voile de silence est laissé sur ces 40 jours, dont nous fêtons aujourd’hui le terme sous forme de bouquet final.

 

Comme si le sens de l’Ascension, 40 jours après Pâques, devait être cherché ailleurs que dans une explication donnée par les témoins directs. Car cette quarantaine fait écho à bien d’autres quarantaines bibliques, qui prennent en fait leur sens plein et entier à partir de cette quarantaine la plus décisive au monde.

 

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Je vous propose alors un petit détour du côté des quarantaines bibliques pour comprendre ce qui arrive à son terme dans la fête que nous célébrons aujourd’hui, et saisir ce qui peut s’y déployer dans toute notre vie.

 

Le nombre 40 revient à 98 reprises dans l’ensemble de la Bible… je vous ferai donc grâce de les évoquer toutes, sinon cette homélie durera bien 40 heures ! Partons juste à la recherche des quarantaines bibliques les plus significatives.

 

Ce sont alors sans doute les 40 ans du peuple hébreu au désert auxquels on pense le plus spontanément. Cet exode fondateur de toute l’expérience spirituelle de la première alliance est symboliquement revécu par le Christ pendant ses 40 jours au désert.

 

Or, le désert, c’est le lieu de la confrontation à soi, du retour à l’essentiel ; c’est l’expérience de la soif et  l’espérance de trouver un oasis où se refaire. À une époque où la vie dépassait rarement 40 ans, c’est aussi toute l’existence qui est résumée par l’expérience de l’exode.

 

La quarantaine pascale est donc bien l’accomplissement de tout cela : depuis Pâques, nous confessons que nos soifs peuvent désormais s’assouvir à une source intarissable. Aujourd’hui, nous voyons l’Eau vive s’élever dans les Cieux pour devenir comme une pluie bienfaisante se répandant sur tous.

 

Désormais auprès du Père dans l’Esprit, le Christ est l’oasis qui nous attend (« je pars vous préparer une place ») en même temps qu’il la source qui nous accompagne (« je suis avec tous les jours jusqu’à la fin des temps »). Eau vive qui nous abreuve en chemin et qui nous attend à son terme : il n’y a donc plus à craindre aucune sècheresse. La marche de notre vie devient plus sûre et tellement moins inquiète.

 

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Toutes les quarantaines de la vie, parfois si frustrantes, si stériles en apparence, toutes prennent donc une fécondité nouvelle à la lumière de la fête de ce jour. Une fécondité nouvelle et une orientation nouvelle, car désormais et pour toujours, c’est toute la réalité qui est renversée : en s’élevant aux Cieux, le Sauveur déplace le centre de gravité de l’humanité entière.  

 

« Recherchez les réalités d’en-haut ; c’est là qu’est le Christ », exhorte saint Paul aux Colossiens. Cette parole prend aujourd’hui tout son sens : en levant les yeux vers le Ciel, les disciples doivent comprendre que c’est là leur véritable patrie, leur raison d’être. Ils ne doivent pas simplement attendre que ce soit leur tour d’y monter : ils doivent déjà y orienter toute leur vie, dès maintenant. Finalement, cette quarantaine glorieuse que nous vivons depuis le jour de Pâques, c’est déjà une expérience d’éternité, mais d’éternité en cours d’enfantement.

 

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Nous rejoignons là quantité d’autres quarantaines bibliques, depuis les 40 jours du déluge jusqu’au 40 jours avant la présentation de Jésus au Temple : c’est toujours pour dire la fin d’une étape et le début d’une suivante ; toujours pour un enfantement. Ainsi pour les apôtres, après 40 jours sans doute bien exaltants aux côtés du Ressuscité : ils doivent maintenant Le laisser monter au Ciel. Deux anges se présentent alors comme les accoucheurs de l’étape suivante : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » Ne restez pas figés : allez de l’avant pour un nouvel enfantement !

 

Disciples du Christ, nous sommes donc de ceux qui acceptent d’aller toujours de l’avant ! Sans nostalgie et sans regret, sans avoir peur des nouvelles étapes d’enfantement : aller de l’avant, car c’est toujours un meilleur qui nous attend ! Aller de l’avant sans devenir amnésiques sur le passé, mais en sachant l’accueillir comme une dynamique d’ascension, jamais comme un poids mort qui nous empêche de nous élever.

 

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Cette Ascension permanente de nos vies vers la sainteté nécessite cependant de nous désencombrer, de lâcher du lest sur bien des choses auxquelles nous nous agrippons inutilement. Mais s’il faut s’alléger de l’inutile, il faut aussi se charger du nécessaire. Pour qu’une montgolfière s’élève, il faut lâcher du poids, mais pas passer par-dessus bord le brûleur qui permet l’élévation. Nous sommes les montgolfières du Seigneur : pour nous élever jusqu’à Lui, il faut lâcher du lest sans abandonner le brûleur divin.

 

Comme Elie, marchant 40 jours pour monter jusqu’à l’Horeb, selon le premier livre des Rois. Découragé par l’ascension, Elie veut laisser tomber. Il perd l’appétit et un ange insiste : « lève-toi et mange ! Autrement, le chemin serait trop long pour toi ». Comme une lointaine préparation au « prenez et mangez » du Christ en son offrande eucharistique. Si Elie doit se délester de ses succès passés, il doit aussi se charger de la nourriture du Ciel pour son ascension jusqu’à la rencontre avec le Seigneur.

 

D’ailleurs, 40 jours après Pâques nous conduit à un jeudi : jeudi de l’Ascension, comme un écho au jeudi saint, quand le Christ institua l’Eucharistie. Voilà donc notre nourriture d’élévation ; elle est le brûleur de la montgolfière qu’il ne faut pas passer par-dessus bord. Avec l’Eucharistie, l’Ascension devient facile, il n’y plus qu’à se laisser porter ; et, comme Elie, rencontrer déjà dans le murmure de la brise légère eucharistique Celui dont le souffle nous donne la vie éternelle.

 

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L’Ascension du Christ 40 jours après Pâques est alors aussi comme la reprise et l’inversion de la descente de Moïse après 40 jours passés sur une autre montagne, le Sinaï. C’est là qu’il y récupéra les tables de la Loi, les 10 commandements, avant de redescendre vers le peuple qui, entre temps, s’était fabriqué un veau d’Or.

 

Mais avec le Christ, le chemin est dans l’autre sens. Non pas une loi qui descend pour rencontrer nos infidélités, mais la Loi en personne qui s’élève pour nous révéler Sa fidélité. L’Ascension, c’est donc l’instauration d’un nouvel ordre, celui de la Résurrection : après 40 jours où le Ressuscité s’est manifesté, il s’élève dans les Cieux pour que sa Résurrection nous rejoigne autrement. Non plus extérieurement comme un témoignage, mais intérieurement comme une loi nouvelle qui nous élève.

 

Ainsi, toutes les quarantaines bibliques trouvent aujourd’hui leur accomplissement. Les 40 ans au désert, les 40 jours du déluge, les 40 journées d’Elie à l’Horeb et de Moïse au Sinaï… toutes ces quarantaines prennent fin aujourd’hui dans une élévation du Christ qui devient puissance d’attraction de la grâce sur nos pesanteurs.

 

« Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » L’Ascension n’appelle pas à planer dans le rêve, mais à laisser la grâce élever tout le réel, tout notre être, tout notre monde, vers son accomplissement dans les Hauteurs insondables de l’amour divin.

 

C’est ce que la prière d’ouverture de la messe nous a fait proclamer, comme pour nous préparer à le dire aussi à notre dernier souffle, quand la descente de notre mise en terre sera pour notre plus grande élévation : « Dieu notre Père, l'Ascension de ton Fils est déjà notre victoire : nous sommes les membres de son corps, il nous a précédés dans la gloire auprès de toi, et c'est là que nous vivons en espérance. » Voilà désormais la grande règle de vie des chrétiens, le remède à toutes les crises de quarantaines : Père, ton Fils « nous a précédés dans la gloire auprès de toi, et c'est là que nous vivons en espérance. » Montgolfières du Seigneur, élevons-nous sans cesse vers là où nous vivons déjà en espérance. Alléluia !