vendredi 24 décembre 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

L’âne et le bœuf

« Deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l’enfant dans une crèche ; et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux, adorèrent l’enfant. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe : "Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître". »

 

Ce beau récit ne se trouve bien sûr pas dans les évangiles. C’est une simple méditation, mais elle est très ancienne : datant du 6e siècle, elle a tellement marqué la tradition de Noël que, désormais, on n’envisage plus de crèche sans y représenter ces deux animaux : l’âne et le bœuf.

 

Bien entendu, ils ne sont pas au centre de la crèche ; en aucun cas, ils ne doivent faire ombrage au mystère lumineux que nous célébrons cette nuit. Car nous vivons un événement colossal, pour l’humanité et l’univers entier ; un événement qui change à jamais la destinée humaine et qui concerne absolument toute la Création.

 

Oui, toute la Création… et c’est justement là que l’âne et le bœuf ont bien leur place. Ils font partie de cette Création rejointe, embrassée, sauvée par le Fils de Dieu. Ils deviennent même nos enseignants, pour nous faire entrer plus avant dans la crèche ; et, avec eux, contempler le mystère de cette douce nuit.

 

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Par leur simple présence, ces deux animaux nous appellent d’abord à revenir à la Source depuis laquelle tout prend sens : nous sommes faits par Dieu et nous sommes faits pour Dieu. L’âne et le boeuf rappellent en effet la révélation du tout début du livre d’Isaïe, auquel le récit traditionnel fait référence : « Cieux, écoutez ; terre, prête l’oreille, car le Seigneur a parlé. J’ai fait grandir des enfants, je les ai élevés, mais ils se sont révoltés contre moi. Le bœuf connaît son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître. Israël ne le connaît pas, mon peuple ne comprend pas » (Isaïe 1,2-3).

 

« Prenez donc exemple sur l’âne et le bœuf », semble nous dire le Seigneur : ce soir, ces deux animaux sont là, autour de l’Enfant-Dieu, car ils reconnaissent leur propriétaire : Celui qui les a créés, Celui qui leur donne tout, Celui à qui ils appartiennent totalement : il est venu au plus près d’eux, il s’est couché dans leur paille.

 

L’âne et le bœuf sont donc un peu nos représentants : ils viennent dire notre choix d’être là nous aussi dans la crèche, ayant quitté nos tables festives pour reconnaître « notre propriétaire », Celui à qui nous appartenons totalement. L’âne et le bœuf sont autour de la mangeoire comme nous ce soir autour de l’Autel. Ils posent leurs yeux sur l’enfant qui dort, comme nous bientôt sur les saintes espèces eucharistiques.

 

Vers l’an 350, le père de l’Église saint Grégoire de Nysse reconnaissait même dans l’âne portant de pesants fardeaux l’humanité entière marquée par ses lourdes souffrances. On a aussi vu dans le bœuf le peuple de la première alliance, ce peuple chargé d’offrir dans le Temple le sang des taureaux. C’est donc bien toute l’humanité qui entoure le Fils de Dieu dans la crèche : l’humanité accablée par les souffrances et l’humanité en attente d’un Sauveur.

 

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Et Lui, tout petit, il a besoin de nous comme jadis de l’âne et du boeuf. Le Messie a eu besoin de leur mangeoire pour se reposer ; aujourd’hui encore, il a besoin de nous pour se reposer quand il souffre sous les traits des pauvres et des malades qui nous entourent.

 

Le Sauveur du monde avait besoin de l’âne et du bœuf pour que leur souffle réchauffe son petit corps de bébé. Aujourd’hui encore, le Christ a besoin de notre souffle pour le réchauffer, quand il a froid sous les traits de tous ceux qui manquent d’un toit pour s’abriter ou d’amour pour embraser leur coeur.

L’âne et le bœuf nous invitent donc ce soir à ne pas oublier tous les besoins des autres, toutes les souffrances de l’humanité. C’est pourquoi Noël nous conduit nécessairement au partage ; sinon nous n’avons vraiment rien compris au mystère que nous y célébrons.

 

Alors, si votre Noël n’a pour l’instant pas été assez généreux en attention aux autres, puisez donc dans cette Eucharistie la grâce de ne pas vous contenter de quelques cadeaux à ceux que vous aimez. Désirez une large ouverture du cœur vers tous ceux qui ont besoin de vous, comme le petit Jésus a eu besoin de l’hospitalité d’un âne et d’un bœuf.

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Mais ces deux braves bêtes viennent sans doute révéler encore autre chose du grand mystère que nous célébrons cette nuit. La 2e Personne de la Très sainte Trinité se retrouve entre deux animaux. Dans la Gloire du Ciel, c’est du Père et du Saint-Esprit qu’il était entouré. De toute éternité, il partageait la Gloire divine ; désormais, il n’a plus la compagnie que d’un âne et d’un bœuf. Celui qui entendait jusqu’alors chanter les anges, n’entend plus désormais que le braiment d’un baudet et le meuglement d’un bovin ! Quelle humilité !

 

Oh, bien sûr, dans la crèche il y a aussi la Vierge Marie, qui rayonne de toute sa beauté, et saint Joseph qui veille avec tant de douceur ; mais eux aussi participent à l’acte d’humilité de Dieu. Alors, devant tant de petitesse, qui d’entre nous pourrait rester figé sur ses prétentions personnelles ? Qui pourrait s’agripper encore à ses biens matériels ou à son orgueil, quand il voit le Tout-Puissant renoncer à toutes ses prérogatives divines ?

 

Dans la pauvreté de la crèche, nos richesses humaines paraissent tellement dérisoires ! Pensez donc à l’âne : il serait ridicule de s’approcher du Christ avec des bagues en or au bout des sabots ! Et le bœuf : ridicule aussi de vouloir se présenter au Roi de l’univers en tractant un carrosse rutilant ! Non, la pauvreté de l’Enfant Dieu appelle notre propre pauvreté, pour ne pas nous y tromper : là se trouve la vraie richesse. Et au fond de nos cœurs, nous le savons très bien.

 

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Cependant, ce n’est pas seulement l’humilité et la pauvreté que le Christ fait descendre dans la crèche. Le nom « Jésus » signifie « le Seigneur sauve » : il ne rejoint pas notre Terre simplement pour être près de nous ; il y vient pour nous sauver.

 

Car l’humanité créée sainte par le Seigneur s’était enlisée dans la boue du péché. Elle avait mis son coeur dans ce qui n’est que de la paille. Il fallait donc que le Fils de Dieu vienne toucher la boue de la crèche et qu’il se couche sur la paille de l’étable. Il rejoint ainsi l’âne et le bœuf là où ils sont ; ces bêtes représentent alors la condition déchue de l’humanité. Le Sauveur vient au milieu d’eux, au milieu de cette humanité dont les comportements sont parfois tellement bestiaux et qui agit de manière souvent bien bête.

 

Du temps de Benoîte Rencurel, un prêtre, fondateur des Ursulines, s’exclamait : Le Fils de Dieu « a voulu naître dans une étable, pour y trouver l’homme qu’il cherchait, et qui était devenu bête par le péché, si bien qu’il ne fallait pas espérer de pouvoir le trouver ailleurs. » Quelle bonne nouvelle : Celui qui est sans péché, le seul Saint, la Bonté totale, rejoint ce qu’il y a de plus bas en nous ! Il accepte de sentir l’haleine de l’âne et du bœuf, et même leurs excréments. Il sent tout cela, mais il ne s’en détourne pas ; il rejoint tout ce qui sent mauvais pour y apporter sa bonne odeur divine !

 

Alors, ce soir, frères et sœurs, lâchons toute inquiétude ! Comme le dit saint François de Sales, si le Christ a accepté l’haleine fétide de l’âne et du bœuf, « comment ne recevra-t-il pas les aspirations de notre pauvre cœur ? » Il est donc impossible en cette nuit de se désoler sur soi. Si le Fils de Dieu se fait l’un de nous, c’est pour nous rendre participants de ce qu’Il est, en nous retirant de la boue du péché et en nous libérant de la mort, pour nous élever jusqu’à la compagnie des anges !

 

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Rendez-vous compte : quel échange merveilleux nous célébrons ce soir ! Le Roi des anges rejoint les ânes et les bœufs que nous sommes. Mais c’est pour que nous rejoignons éternellement la Sainte Trinité. Le Christ se couche dans la mangeoire, mais c’est pour nous asseoir un jour au plus près de son trône de Gloire !

 

Échange merveilleux dans cette douce nuit, qui nous appelle à bien rester là, dans la crèche, avec l’âne et avec le bœuf, au plus près du petit enfant qui dort et qui sauve. Ânes et bœufs, réjouissez-vous : Joyeux Noël à tous !