mercredi 17 février 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Silence, c’est le Carême !

Avec un sens prophétique que vous saurez relever par vous-mêmes, j’avais appelé mon homélie du mercredi des Cendres de l’année dernière : « bas les masques » ! Si mon intuition spirituelle est à revoir, je reste convaincu que le temps du Carême est bien fait pour cela : faire tomber les masques de l’apparence pour avancer sur un chemin de vérité devant Dieu afin de célébrer les fêtes pascales avec un cœur renouvelé !

Cette année pourtant, les masques doivent bien souvent rester sur nos visages. Alors, au lieu de nous en plaindre puisque nous n’y pouvons rien, autant en faire une parabole de ce temps du Carême. Car s’il est plus difficile de respirer avec nos masques, il est aussi plus contraignant de parler. Et peut-être est-ce là un appel à consentir à moins parler au cours de ce Carême : se taire plus souvent pour redécouvrir la profondeur spirituelle du silence.

Nous vivons d’ailleurs ce Carême au cœur d’une année mariale diocésaine et d’une année saint Joseph universelle. Or, dans les évangiles, il n’y a pas une seule parole de saint Joseph. Quant à la Vierge Marie, elle y parle bien peu. Ainsi, par leur économie de paroles, Marie et Joseph semblent nous appeler à laisser plus de place au silence. Saint Jean de la Croix disait que ce dont nous avons le plus besoin pour faire des progrès dans la vie spirituelle, c’est de faire silence devant Dieu.

Alors, au lieu de sonner bruyamment de la trompette en priant, en jeûnant ou en faisant le bien, préférons le silence des choses cachées, le silence de l’intériorité, le silence qui évite l’éparpillement. Car le silence nous recompose et nous ramène à l’unité de notre être, pour que nous soyons tout à Dieu.

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Pendant ce Carême, nous pouvons alors apprendre de Marie et de Joseph à faire silence, d’un silence qui n’est pas qu’une absence de mots et de bruits, mais qui est aussi la mise sous silence de ce qui peut faire en nous un si grand tintamarre.

Faire silence, d’abord, de notre volonté propre, puisque le Carême va nous conduire jusqu’au jardin d’agonie, où nous entendrons Jésus prier : « Père, non pas ma volonté, mais la tienne » (Luc 22,42). Le temps du Carême peut donc particulièrement nous apprendre à faire taire notre volonté égocentrée, pour que la volonté du Père se fasse toujours davantage en nous.

Pendant ce Carême, on peut aussi faire silence des déceptions personnelles. Depuis le début de la pandémie, combien de déceptions avons-nous essuyées ! Déception de projets annulés, de sanctuaire fermé, de relations distanciées. On peut en rester à ces déceptions, pour se plaindre de tout ce qui n’a pu être fait et qui ne le peut toujours pas. Mais pour quels fruits ? La déception peut faire beaucoup de bruit en nous et occuper tout le terrain, au point qu’on n’est même plus capable de voir ce qui est donné. On prend le changement pour de la disparition, et l’on en reste à se désoler de ce qui est perdu. Alors, parce qu’il nous conduit ultimement à la croix et à la sortie du tombeau, le Carême nous engage à faire taire en nous la déception, pour accueillir la nouveauté de ce qui est donné comme un chemin de conversion et de vie.

Une troisième mise sous silence est alors nécessaire : celle de l’imaginaire, qui peut faire lui aussi tellement de bruit en nous. Le démon aime d’ailleurs venir faire sonner des trompettes dans notre imaginaire, pour nous laisser croire à des choses qui ne sont pas. Rumeurs et logiques complotistes, auto-accusations mortifères, impressions sur ce que les autres pensent de nous… tout cela peut faire bien du bruit dans nos esprits et nous priver du silence intérieur. Alors, parce qu’il nous prépare à célébrer la réalité du salut dans le Christ, le Carême nous appelle à faire taire en nous les sirènes de l’imaginaire : le réel est tellement plus beau, tellement sauvé par le sang du Seigneur ! Silence de l’imaginaire pour être disponible au réel sauvé : voilà ce que le Carême nous appelle aussi à vivre.

Mais notre silence intérieur peut encore être perturbé par un quatrième tintamarre : c’est celui de nos désirs corporels. Apprendre à faire taire certaines attentes du corps : voilà un grand exercice spirituel que le Carême nous propose. Non pas que nos désirs corporels soient tous mauvais, bien évidemment. Mais faire en nous le silence de ces désirs, c’est apprendre à ne pas poser des actes uniquement à partir du désir du moment. C’est savoir différer les désirs du corps pour les faire devenir plus beaux, avec des visées plus nobles. C’est apprendre parfois à y renoncer comme une offrande très concrète faite au Seigneur. C’est encore accepter de ne jamais être comblé sur terre, car tous nos désirs n’auront leur plein accomplissement qu’en Dieu, quand nous Le verrons face à face. Le Carême nous apprend alors aussi à vouloir davantage cette rencontre avec le Seigneur et à la préparer paisiblement, mais résolument : car Celui qui nous attend dépasse infiniment tous nos plus grands désirs ! 

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Voilà donc 4 silences à laisser grandir en nous pendant ce temps du Carême. Je vous les rappelle, pour vous inviter à les garder à l’esprit au cours de la grande marche de préparation pascale. Il se pourrait d’ailleurs bien qu’ils se rappellent à vous au cours de l’une ou l’autre des étapes qui nous conduiront jusqu’à Pâques : silence de la volonté propre, silence des déceptions, silence de l’imaginaire et silence des désirs corporels.

Des silences à conjuguer avec la sélection des paroles sortant de nos bouches. Oui, en ce Carême, choisissons plus que jamais la qualité et la vérité de nos paroles. Dans sa sagesse, Socrate disait qu'avant de parler, une parole doit passer au filtre des trois tamis : Est-ce que c'est vrai ? Est-ce que c'est bon ? Est-ce que c’est utile ?

Dans sa sagesse plus grande encore - puisqu’elle est la source de toute sagesse-, la Parole de Dieu dit par la bouche de saint Paul : « s’il y a besoin, dites une parole bonne et constructive, bienveillante pour ceux qui vous écoutent » (Ep 4,29). Là encore, 3 tamis : parole bonne, constructive, bienveillante. Sinon, taisons-nous !

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Ah, mais faire silence, c’est souvent un difficile combat ! Dans la vie de prière, il est tentant d’occuper le terrain par le bruit de nos paroles. Dans le regard sur la vie, il n’est pas évident de faire taire tout ce qui nous inquiète. Dans les discussions avec les autres, il n’est pas facile de réfréner notre langue. Saint Jacques l’appelle d’ailleurs « vraie peste », cette langue qu’il compare au gouvernail d’un bateau. C’est dans l’épitre de Jacques au chapitre 3, verset 4 : « Voyez les navires : quelles que soient leur taille et la force des vents qui les poussent, ils sont dirigés par un tout petit gouvernail au gré de l’impulsion donnée par le pilote. De même, notre langue est une petite partie de notre corps », mais elle en est le gouvernail !

Alors, si vous voulez lever les voiles vers Pâques, orientez bien votre gouvernail. L’expérience du Laus nous y aide d’ailleurs, avec cette parole qu’on lit dans les manuscrits : « On doit toujours penser à ce qu’on dit, et réfléchir qu’un coup de langue fait quatre blessures en même temps : il offense Dieu, blesse l’âme de celui qui l’a dite, blesse ceux de qui il parle, et ceux qui l’écoutent. »

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Frères et sœurs, c’est malheureux, mais depuis des mois et pour de nombreuses semaines encore, nous sommes contraints de souvent porter des masques sur nos bouches. Au cours de ce Carême, pourquoi ne pas en faire à chaque fois l’occasion d’un engagement devant Dieu ? En mettant nos masques, accepter de moins parler : moins de paroles inutiles et aucune paroles mauvaises. En mettant nos masques, consentir aussi à faire taire le tintamarre intérieur. En mettant nos masques, désirer faire silence devant Dieu.

Oui, nous entrons dans un temps favorable pour le silence ! Un proverbe touareg dit d’ailleurs : « Si le mot que tu vas prononcer n’est pas plus beau que le silence que tu vas quitter, alors tais-toi ».