jeudi 01 avril 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Agenouillé à nos pieds

« Il y a erreur sur la personne » : C’est ce que l’on dit quand on se trompe sur l’identité de quelqu’un. Il peut même y avoir erreur sur sa propre personne, quand on manque de reconnaître qui l’on est vraiment ou que l’on a un regard injuste sur soi-même.

 

N’y a-t-il alors pas erreur sur la personne quand Jésus s’abaisse jusqu’aux pieds de ses disciples ? Oublie-t-il qu’il est Dieu né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu ? Erreur sur sa propre personne, en s’abaissant à ce geste indigne de Dieu ? Car c’est à l’être humain de s’agenouiller devant la grandeur infinie du Seigneur ; pas à Dieu de s’incliner devant les misérables créatures que nous sommes !

 

Il semble bien y avoir erreur sur la personne : soit le Christ se trompe sur qui il est, soit il oublie qui nous sommes.

 

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Mais le récit de la sainte Cène est très clair. Saint Jean l’introduit par cette grande confession de foi : « Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table et dépose son vêtement » (Jn 13,3-4). Non, le Christ n’ignore pas qu’il est Dieu né de Dieu.

 

D’ailleurs, dans la suite de l’évangile, il déclarera : « Je vous dis ces choses dès maintenant, avant qu’elles n’arrivent ; ainsi, lorsqu’elles arriveront, vous croirez que moi, JE SUIS. » (Jn 13,19). C’est le grand « JE SUIS » de l’auto-révélation divine, comme au buisson ardent : « Je suis celui qui suis » (Ex 3,14). Il n’y a pas erreur sur la personne : Jésus sait très bien qu’il est le Fils éternel de Dieu, la Sagesse incréée venue dans le monde.

 

Le Souverain de toutes choses rappelle alors à ses disciples : « Vous m’appelez ‘maître’ et ‘Seigneur’, et vous avez raison, car vraiment je le suis » (Jn 13,13). Notre accueil de l’abaissement du Christ doit donc se faire à partir de cette confession : « Maître et Seigneur » ! Devant chacun d’entre nous, le Maître et Seigneur vient s’agenouiller !

 

« Maître et Seigneur, que fais-tu donc là ? Non, pas à mes pieds… Je n’en suis tellement pas digne ! Seigneur, tu me connais : Je ne mérite pas que tu t’agenouilles devant moi ! Je ne l’accepte même pas. » Je me sens bien solidaire de Simon-Pierre, qui résiste à cet abaissement.

 

Eh oui, qu’il est difficile de voir Dieu s’agenouiller à nos pieds ! Paradoxalement, c’est pourtant ce que nous risquons d’exiger parfois dans nos prières : « Seigneur, à mes pieds, pour m’exaucer quand je le veux, comme je le veux ! » Je me rends compte ce soir que cette manière de prier est à l’envers. Pardon, Seigneur, d’avoir voulu t’obliger à me rendre service ! J’ai prié dans le mauvais sens ; pardonne-moi, Seigneur, tu es si grand !

 

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Mais l’infiniment Grand se lève ce soir de table et s’abaisse jusqu’à laver les pieds de ses disciples !

 

Les conditions sanitaires nous empêchent cette année de reproduire ce geste, comme l’offre ordinairement la célébration de ce soir ; l’un des gestes les plus beaux de notre liturgie ! Mais comme tout ce dont on est privé, c’est l’occasion d’en redécouvrir la valeur. C’est vrai de la santé, de la liberté, de nos proches : c’est quand on les perd qu’on découvre au plus haut point comme ils nous sont précieux !

 

Ainsi pour le lavement des pieds : absent de notre liturgie de cette année, nous pouvons redécouvrir combien ce geste est grand. Plus encore, c’est l’occasion de nous demander comment le vivre autrement, chacun personnellement, au cours de ces prochains jours.

 

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Redécouvrons alors ce si beau geste ! Le Seigneur retire son vêtement comme il lui sera retiré avant la mise en croix. Il s’agenouille à nos pieds, au plus bas, jusqu’au sol, comme sa croix qui sera plantée en pleine terre. Il nous lave les pieds, comme son côté ouvert lavera l’humanité pécheresse de toutes ses fautes. C’est d’abord cela qu’il nous faut comprendre : cet abaissement nous sauve !

 

« Je n’en suis tellement pas digne »… l’Église, notre Mère nous le fait répéter avant chaque communion, et c’est tellement nécessaire : « je ne suis pas digne de te recevoir, mais dis seulement une parole ». Et cette parole est en fait un geste, le Verbe se fait service : il s’agenouille ce soir à nos pieds, comme demain il sera élevé sur la croix. C’est en fait le même mouvement : une parole en actes qui s’abaisse pour nous élever ; un asservissement qui nous libère !

 

Alors, ce soir, acceptons que le Christ s’agenouille devant chacun de nous. Laissons-le faire, contemplons-Le ainsi penché sur nous, à laver nos pieds fatigués par la route de cette vie, et à les essuyer tendrement comme on le fait d’un bien précieux.

 

Regardez le Christ qui est là à vos pieds ! C’est peut-être difficile à accepter, mais entrez dans son mouvement d’abaissement. Laissez-le saisir vos pieds pour qu’ils ne marchent plus sur d’autres chemins que Lui-même. Laissez-le masser vos pieds pour vous détendre des fatigues de la vie. Acceptez qu’il saisisse vos pieds sales, au lieu de vouloir lui présenter par vous-mêmes des pieds bien propres… en fait, lui seul peut nous laver vraiment ; c’est ce que nous allons contempler tout au long de ces prochains jours.

 

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Représentons-nous alors Jésus qui s’agenouille devant nous, qui défait nos chaussures par lesquelles nous cherchons à nous protéger des blessures de la route. Il prend la première, dénoue les lacets de tous ces nœuds que nous nous faisons dans la vie ou que l’existence nous inflige. Il prend la seconde chaussure, car jamais le Seigneur ne s’arrête en route, il ne fait pas les choses à moitié. Le Christ la retire avec autant de délicatesse que la première.

 

Quand nos chaussures sont enlevées, « Je Suis » retire aussi nos chaussettes, sans se presser ; elles sont peut-être trouées, signes de toutes nos pauvretés ; ou elles ne sentent pas très bon, puanteur de l’humanité pécheresse. Mais le Seigneur les retire l’une après l’autre, sans dégoût.

 

Et voilà qu’il saisit maintenant un pied nu, puis l’autre. Il veille à la température de l’eau, car jamais le Seigneur miséricordieux ne veut ni nous glacer ni nous brûler : son amour est toujours à bonne température. Et il lave, patiemment, délicatement. Est-ce de l’eau, est-ce ses larmes ? On ne peut le distinguer, tant il est abaissé.

 

Pour chaque pied, il prend du temps, il en a toujours pour nous. Puis il sèche nos pieds comme on réalise une œuvre d’art, selon les paroles d’Isaïe : « Nous sommes l’argile, c’est toi qui nous façonnes : nous sommes tous l’ouvrage de ta main » (Is 64,7). Oui, Seigneur, mes pieds, je te les abandonne, pour que tu les façonnes afin qu’ils prennent ta forme : pieds de marcheurs, pieds bien ancrés au sol pour t’accompagner ces prochains jours sur le chemin de croix, et pieds légers pour sauter ensuite de joie dans le jardin de Pâques.

 

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Assez parlé ! Devant ce grand mystère, il vaut mieux se taire et contempler : prenons alors maintenant quelques instant, si vous le voulez bien, pour regarder le Christ qui s’agenouille à nos pieds. Contemplons-le comme on le fait quand on l’adore au Saint-Sacrement. Car c’est le même abaissement.

 

À nos pieds pour nous laver, dans nos bouches pour nous habiter, sur nos Autels pour être adoré : le même abaissement qui élève et qui fait jaillir de nos cœurs une silencieuse action de grâce ; le même abandon qui appelle à suivre notre Seigneur sans dévier de la route.

 

Le Sauveur est là, qui s’agenouille à nos pieds. Regardons-le faire, laissons-le agir, pour y puiser le désir et la grâce de faire comme Lui. Amen.