3e dimanche de Carême B

dimanche 07 mars 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Le grand renversement

On entend presque jusqu’ici le fracas des comptoirs renversés et le bruit du fouet qui claque. Ne sentez-vous pas l’odeur de la poussière qui s’élève de tout ce remue-ménage ? On voit voler les plumes des colombes et la monnaie des changeurs. Les animaux râlent, les marchands aussi, les prêtres s’indignent… Jésus a mis un bon gros bazar dans l’institution du Temple !

 

Mais en fait, ce bazar, il y était déjà. Sur les 144 000 mètres carrés de l’esplanade du Temple, c’est comme un grand marché, une foire aux bestiaux. On vend un peu de tout, on échange les drachmes pour des shekel, une monnaie vierge de toute effigie païenne. 7200 prêtres et 11 000 lévites sont employés là. Imaginez l’incessant va-et-vient d’animaux déchargés sur l’esplanade et bientôt conduits à l’abattoir. Ça grouille dans tous les sens, ça bêle, ça meugle et ça piaille !

 

Oui, le bazar y était déjà !... j’ose même croire qu’il plaisait à Dieu. Car le Seigneur aime quand ça vit. La Révélation biblique est celle d’un Dieu non pas figé dans un congélateur éternel, mais vivant de toute éternité des relations trinitaires en grand mouvement d’amour ! Toute cette vie autour du Temple en est comme un reflet ; un écho au Dieu vivant, qui aime la ferveur et l’enthousiasme !

 

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Du côté des Juifs, venir au Temple, c’était une grande expérience personnelle et communautaire : s’approcher du Saint des Saints pour honorer le Seigneur habitant au milieu des agitations du monde et Lui rendre une part des biens qu’il a donnés. Un pèlerinage de fidélité à la Loi, porté par une grande exultation, telle que la chante le psaume 121 : « Quelle joie quand on m’a dit : nous irons à la maison du Seigneur ! »

 

Joie partagée par Marie et Joseph, venus en leur temps présenter ici le petit enfant Jésus. Ils avaient acheté deux petites colombes sur l’esplanade du Temple. Celles qui s’envolent aujourd’hui sont peut-être les descendantes de celles offertes par la Vierge et son époux. En ce Temple si précieux, Jésus était revenu par la suite. Adolescent, il y avait interpellé ses parents : « Ne savez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? » Adulte, il avait régulièrement accompli ce pèlerinage pour venir lui aussi faire son offrande, comme tout le monde, dans ce qu’il appelle « la maison de mon Père ».

 

Le Christ ne méprise donc pas ce qui se vit au Temple. Mais voilà qu’aujourd’hui, un grand renversement se produit. Quand la sincérité de l’offrande tournée vers le Père éternel se transforme en business qui honore le dieu Argent, Jésus s’insurge : « Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » À chacun de discerner alors quels commerces avec Dieu le Carême appelle à chasser avec autant de vigueur que le Christ le fait des marchands du Temple. Le Seigneur nous attend dans la gratuité d’une Alliance ; il est temps de l’entendre et d’abandonner tout marchandage avec Lui pour entrer dans cette gratuité d’Alliance !

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Discerner nos possibles commerces spirituels n’est pourtant pas encore suffisant. Saint Jean nous montre clairement qu’il faut aller plus loin qu’une simple mise au point sur nos marchandages avec le Ciel. L’épisode commence alors par deux précisions : « la Pâque juive était proche », et « Jésus monta à Jérusalem ». La Pâque qui approche annonce la Passion du Christ ; monter à Jérusalem, c’est déjà monter au Golgotha. D’ailleurs, la discussion qui suit est sans ambiguïté : le Temple détruit en 3 jours, c’est le Christ : « il parlait du sanctuaire de son corps ».

 

Vous l’avez compris : Jésus ne renverse pas seulement quelques étalages installés trop près du sanctuaire ; c’est par le mystère pascal qu’il vient tout renverser. Sur notre route de Carême, cet évangile nous prépare donc à la Semaine Sainte, comme pour nous dire : attention, préparez-vous bien à ce renversement complet !

 

Il s’agit en fait de reprendre conscience qu’en ayant été plongés dans le mystère pascal par notre baptême, nous avons été totalement renversés pour une vie nouvelle et éternelle. Le Carême n’a donc de sens que s’il fait mémoire de ce renversement total pour mesurer s’il nous bouleverse toujours. Car le processus n’est pas terminé, il se poursuivra même jusqu’à notre dernier souffle. Mais le voulons-nous vraiment ? ça reste à voir, en tous cas à bien discerner ! Jeudi, c’est la mi-Carême : à mi-parcours du chemin de renversement, où en êtes-vous ?

 

Nous faire renverser intérieurement, abandonner tout marchandage avec Dieu et laisser s’éparpiller au sol toute la monnaie du dieu Argent qu’il est tentant de serrer fébrilement dans les mains : ce combat est bien difficile ; il n’est même pas possible sans que le Christ en initie chaque jour en nous le mouvement, avec la même vigueur qu’il le fait sur l’esplanade du Temple. Ce mouvement nous saisit dès que nous fixons les yeux sur le mystère de Pâques : voilà notre salut, bien plus précieux que quelques pièces d’argent, bien plus important que les étalages de nos biens matériels.

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Pour ne plus hésiter à entrer dans ce grand mouvement pascal qui renverse tout, relisons donc cet évangile à la lumière de la Semaine Sainte. D’abord, en prélude au renversement des étalages, Jésus « fit un fouet avec des cordes ». Ce fouet, nous le retrouverons au jour du vendredi saint : « Pilate fit saisir Jésus pour qu’il soit flagellé » (Jn 19,1). Ce ne sera plus le Christ qui le tiendra en main ; c’est son corps qui en sera mystérieusement marqué pour chasser le démon et expulser la mort : « c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé », annonce le prophète Isaïe (Is 53,4).

 

Mais pour l’instant, sur l’esplanade du Temple, Jésus prend ce fouet pour disperser les animaux destinés au sacrifice. Il les disperse, parce que, bientôt, ces animaux ne seront plus utiles. La première lecture de l’office de la Passion présentera le serviteur souffrant d’Isaïe « comme un agneau que l’on mène à l’abattoir » (Is 53,7). Les colombes, les brebis et les bœufs n’avaient rien fait de mal pour être offerts en sacrifice ; à plus forte raison pour le Fils de Dieu fait homme. Mais le seul Saint s’est quand même offert lui-même librement en sacrifice pour nous sauver. Il a pris la place de toutes les offrandes d’animaux : il est devenu l’offrande parfaite.

 

Du jour au lendemain, il faut donc disperser les animaux loin du Temple, car le Christ s’est offert en unique sacrifice ! Le geste qu’il pose aujourd’hui est une préfiguration de ce qu’il vivra au Golgotha : tous ces animaux voués à l’holocauste, renvoyez-les à leur champ ou à leur ciel, car en Jésus-Christ, tout est accompli. Tout est donné : il n’y a plus d’animaux à acheter ; mais tout est à donner, car ce ne sont pas une colombe ou une brebis qui nous associent désormais à la Nouvelle Alliance : c’est toute notre vie consacrée à Celui qui nous a rachetés !

 

C’est donc bien cette réalité sacrificielle qui est sous-jacente à l’épisode des marchands du Temple. Donné en plein Carême, cet évangile nous invite à accueillir la gratuité de notre salut éternel dans le Christ et nous appelle à vouloir toujours davantage nous consacrer pleinement à Lui par la libre offrande de nos vies.

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Les colombes, les bœufs et les brebis ne sont plus nécessaires dans la Nouvelle Alliance ; ils représentent donc tout ce qui est révolu, renversé, dispersé par la Passion du Christ. On n’a plus besoin d’eux, sauf à les considérer comme une image de ce que nous sommes devenus dans le Christ. Car en renversant les étalages de la première Alliance, Jésus gracie en fait ces animaux voués à l’abattoir. Leur mort était assurée ; Jésus vient les en libérer. Pourtant, elles s’étaient peut-être déjà faits une raison, ces braves bêtes : de la prison de leur cage à l’autel de l’holocauste, elles se savaient condamnées à mort. Leur sort était déjà joué.

 

Mais voilà le Christ qui renverse tout : les colombes s’envolent dans le ciel de Jérusalem, les bœufs s’enfuient vers une vie nouvelle, les brebis sont libres ! Comme si tout ce remue-ménage réveillait ces pauvres créatures de leur destinée fatale !

 

Mais ces créatures, c’est nous en fait : voués à la mort éternelle, prisonniers d’une vie pécheresse, nous étions condamnés à mourir sans autre perspective. Et par conséquent, condamnés à vivre sur terre une vie sans but ultime, participant seulement à l’énorme marché de l’économie mondiale, où tout se vend et tout s’achète : une vie de marchandages comme sur l’esplanade du Temple.

 

Mais le Christ est venu ; monté à Jérusalem, il s’est livré sur la croix. Il a ouvert la porte du tombeau comme s’ouvrent aujourd’hui les cages des colombes. Le Sauveur nous a apporté la vraie liberté ! Notre vie ne consiste donc plus à faire partie du grand commerce mondial ; notre vie, c’est d’être libres dans le Christ et vivants pour l’éternité !

 

Saint Paul encourage alors les Galates : « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors tenez bon et ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage » (Gal 5,1). Voilà donc ce que le combat spirituel du Carême nous appelle à vivre : refuser le joug de l’esclavage du péché pour nous préparer à célébrer la grande libération pascale !


Alors, allez-y, colombes au cœur pur, bœufs remplis de force, brebis fatiguées ou enthousiastes : quittez vos cages, lâchez vos brides, sortez de vos enclos ! Le Christ vous a libérés d’une mort certaine ! Il a pris votre place : nouveau Temple et nouvelle victime, nouveau prêtre et nouvel Autel : il est tout cela à la fois. Graciés bien que pécheurs, nous n’avons plus à payer, mais à nous laisser libérer. Nous n’avons rien à sacrifier, sinon notre ego, pour que la vie nouvelle gratuitement offerte puisse nous saisir tout entier et que nous soyons vraiment libres ! Libres pour tout donner. Libres pour l’éternité ! Amen.

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