1er dimanche du Carême B

dimanche 21 février 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Il resta 40 jours

Comme s’il ne fallait pas s’encombrer de détails, comme si l’essentiel du Carême n’était pas dans l’introspection, saint Marc ne décrit pas les tentations du Christ. « Tenté par Satan » ; on n’en saura pas davantage. Il faut aller voir chez saint Matthieu et saint Luc pour avoir le détail de ce combat spirituel. Mais pour saint Marc, l’important semble plutôt dans le lien entre trois événements qui s’enchaînent à toute vitesse : Jésus est baptisé, il est poussé par l’Esprit au désert, puis il part annoncer l’évangile. Entre le baptême du Christ et la proclamation du règne tout proche, il y a donc un passage ; passage étroit mais nécessaire, comme un col de l’utérus pour conduire à l’enfantement : un passage étroit par le désert.

L’accoucheur, c’est l’Esprit Saint. Descendu sur Jésus comme une colombe, il n’est pas sur Lui pour se reposer : il « pousse » Jésus au désert. Le verbe grec est plus fort encore. Il faudrait traduire : « l’Esprit jette Jésus dehors. » Non pas que le Fils de Dieu ait eu besoin d’être poussé pour se décider à combattre le Mal, mais il se laisse jeter dehors par l’Esprit Saint, comme de toute éternité, l’Esprit le jette dans les bras du Père. C’est un mouvement d’amour dont nous sommes ici les témoins ! Un mouvement par lequel l’amour qui jette le Fils vers du Père de toute éternité, le jette désormais dans le combat de la vie humaine, avec toujours autant d’amour ; et c’est cet amour en plein désert qui fait déjà fleurir le royaume de Dieu comme l’engendrement du monde nouveau !

Par conséquent, pour nous aussi, ce Carême est un temps pour laisser l’Esprit Saint nous jeter dans les bras du Père et dans la réalité du monde : un double mouvement d’amour, jamais l’un sans l’autre. Pour que dans la moindre de nos activités quotidiennes, nous saisissions combien l’Esprit Saint nous conduit. Il ne guide pas du bout des doigts, mais il nous jette dans le réel avec ses déserts et ses combats, après nous avoir jeté dans les bras du Père éternel. Et plus nous laissons l’Esprit nous jeter comme Jésus dans les bras du Père, plus nous désirons nous jeter dans les misères du monde pour y porter Dieu !

C’est donc entendu : puisque c’est en étant « jeté dehors » que Jésus commence l’enfantement du monde nouveau, c’est aussi en laissant l’Esprit Saint nous jeter dehors que nous vivrons un Carême vraiment fécond. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire, pour vous, que l’Esprit vous jette « dehors » ? Que devez-vous quitter pour aller dehors ? Une habitude, une relation, une mauvaise conception de Dieu, une culpabilité ?… que devez-vous quitter pour aller au désert, afin que ce Carême vous enfante davantage encore au monde nouveau qui surgira au matin de Pâques ?

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Une fois jeté dans le désert par l’Esprit, voilà ce que Jésus y vit : « il resta 40 jours, tenté par Satan ». Entouré de bêtes sauvages qui ne semblent pas bien féroces et servi par les anges qui allègent l’épreuve, l’ambiance n’est pas si dramatique. Bien sûr, la tentation démoniaque est terrible dans la vie humaine ; les deux autres évangélistes ne manqueront pas d’y insister. Mais pour saint Marc, l’accent est ailleurs : il est dans ce temps passé au désert. 40 jours à « rester », simplement à « rester ».

Comme s’il fallait vivre ce temps du Carême comme un temps pour combattre sans doute, mais surtout pour « rester » avec le Christ ; ou plus exactement pour laisser l’Esprit jeter le Christ dans notre vie intérieure pour qu’il y reste. 40 jours pour nous désencombrer comme un désert, afin que dans notre vie intérieure Jésus puisse vraiment rester. En cette intériorité, il y a bien quelques bêtes sauvages, mais aussi des anges qui servent et qui adorent. Et c’est là que Jésus vient rester pour nous faire résister aux tentations.

« Dans le désert, il resta 40 jours » : pas seulement pour une petite heure de messe, mais pendant 40 jours ! 40 jours pendant lesquels le Seigneur Jésus veut faire de notre cœur sa demeure, dans ce désert intérieur ou rien d’autre que Lui ne devra « rester ». Rien d’autre que Lui ; non pas qu’il faille oublier nos proches et les besoins du monde, mais nous les retrouverons d’autant mieux que nous aurons tout misé sur le Christ. Nous les retrouverons en Lui, donc purifiés de tout ce qui n’est pas de Lui.

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Alors, laissez le Christ rester en vous comme il est resté 40 jours au désert ! Laissez-le « rester » : nous avons besoin de cette permanence du Christ en nous, sans quoi notre existence n’est qu’un désert fait de grains de sable éparpillés, des parcelles de vie qui ne parviennent pas à s’unifier pour donner du sens. Il faut que le Christ « demeure » en nos déserts ! Il faut qu’il « reste » sur le sable mouvant de nos sentiments. Il faut qu’il « se pose » sur les dunes de nos vies s’envolant si facilement au gré du vent des événements.

Si le Christ demeure ainsi en notre désert, il apprivoisera par sa présence toutes nos bêtes sauvages intérieures. Il permettra aux anges de trouver leur place en nos corps, en nos âmes et en nos esprits. Si le Christ demeure en notre désert intérieur, il rendra les tentations du démon presqu’insignifiantes, comme chez saint Marc : simplement « tenté par Satan », et on n’en fait pas tout un plat. Car l’essentiel, c’est qu’il est là, le Sauveur, et qu’il « reste ». C’est promis, il est là pour rester !

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« Reste avec nous, Seigneur » ! Jésus qui reste au désert annonce déjà ce que les disciples désespérés sur le chemin d’Emmaüs demanderont à l’inconnu qui les aura rejoint : « reste avec nous ! » La réponse du Ressuscité, ce sera sa présence eucharistique. C’est là que le Christ « reste » avec nous, là qu’il consolide les sables mouvants de nos déserts intérieurs, là qu’il apprivoise les bêtes sauvages de nos passions, là qu’il permet aux anges de servir et d’adorer, là qu’il fait taire le démon tentateur. C’est au plus haut point dans l’Eucharistie que le Christ « reste » en nous !

Notre Carême se doit donc d’être un Carême eucharistique. Une participation à la messe plus consciente, une arrivée à l’heure, une action de grâce prolongée, une présence à la messe davantage préparée, une décision d’y participer aussi en semaine, ou une vigilance à prolonger l’Eucharistie par des actes concrets. « Reste avec nous, Seigneur »

Si le Saint Sacrement se plante ainsi dans nos déserts intérieurs, ils pourront refleurir. C’est le Seigneur qui l’a promis ! Isaïe 32,15 : « le désert deviendra un verger ». Psaume 106,35 : le Seigneur « change le désert en étang, les terres arides en source d’eau ». Isaïe 51,3 : « Il va faire de son désert un Éden ». Toutes ces promesses divines se réalisent en nos déserts intérieurs, quand nous laissons le Seigneur y « rester » : notre vie devient un verger, nos familles des sources d’eau, nos communautés chrétiennes des Éden. Ce n’est pas de l’utopie, c’est le fruit de l’Eucharistie.

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Alors, qu’il reste vraiment en nous, le Seigneur, pendant 40 jours entiers ! Qu’il reste dans les bons et les mauvais moments, dans le courage et dans la lassitude, et surtout dans les tentations ; qu’il reste pour proclamer ce qu’il annonce en sortant du désert : « les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous ! »

Oui, convertissez-vous en laissant l’Esprit vous jeter dehors et en faisant intérieurement le désert afin que le Christ seul puisse « rester ».

« Reste avec nous, Seigneur ! »