7e dimanche de Pâques

dimanche 16 mai 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Hasard ou Providence ?

À votre avis : comment ont-ils procédé ? À la courte paille ou au jeu de dés ? À pile ou face ou en mettant les prénoms dans un chapeau ? Pour choisir entre Joseph Barsabbas et Matthias, la première lecture dit que les apôtres s’en remettent à un tirage au sort ; ainsi sera désigné celui qui viendra compléter le collège apostolique. De nos jours, si c’est encore la procédure de discernement pontifical pour choisir un nouvel évêque, on est quand même en droit de s’interroger !

 

Mais c’est entre les fêtes de l’Ascension et de la Pentecôte qu’a lieu ce tirage au sort. Comme un prélude aussi à l’évangile, où le Christ dit que nous sommes dans le monde mais pas du monde. En articulant ces différents éléments, la simple anecdote d’un tirage au sort peut devenir une profonde réflexion sur le hasard et la fatalité, sur la Providence et la liberté. Jusqu’où va le don de Dieu et quand la responsabilité humaine commence-t-elle ? Cette interrogation revêt une importance particulière en ces jours préparatoires à la Pentecôte : nous appelons l’Esprit Saint pour qu’il descende et qu’il saisisse toute la réalité. Mais comment agit-il concrètement dans l’existence humaine et dans l’histoire du monde ? Hasard ou Providence ?

 

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Ce tirage au sort après la résurrection du Christ et son Ascension pourrait déranger notre foi. N’y a-t-il pas un risque d’instrumentaliser la Providence ? « Tu ne mettras pas le Seigneur ton Dieu à l’épreuve », dit le livre du Deutéronome (6,16), repris par le Christ lors des tentations au désert. Attention à ne pas transformer la foi en magie et la relation à Dieu en consultation d’augures. Ni boule de cristal, ni cartes de tarot… rien de tout cela n’est fidèle à l’évangile… mais le tirage au sort ferait-il donc exception ?

 

Simon Pierre perçoit peut-être que l’enjeu du collège des douze apôtres dépasse celui d’un groupe d’amis. Un recrutement sur les seules impressions des apôtres aurait pu manquer d’objectivité. Alors, le tirage au sort paraît un moyen légitime pour s’en remettre à la Providence. Un peu comme le disait Albert Einstein : « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito » ; ou plus spirituellement encore, selon les mots d’un poète du XVIIIe siècle : « la Providence est le nom du baptême du hasard ».

 

C’est donc l’occasion de parler un peu de la Providence. De nos jours, elle n’a pas bonne presse. On lui préfère les prévisions, les assurances, les planifications. À moins que les mois de pandémie, qui ont fait voler en éclat notre impression d’avoir une réelle emprise sur les choses, ne soient justement l’occasion de redécouvrir la Providence divine, qui mène toute l’histoire du monde.

 

On a parfois fait de la Providence une sorte de couperet indiscutable d’un Dieu qui voudrait la fortune pour les uns, la maladie pour les autres ; un Dieu décidant chaque jour de qui allait mourir et de qui aurait la vie sauve. Une sorte de Despote sans cœur, utilisant sa toute-puissance pour écraser les petites créatures que nous sommes… Un Dieu-Coronavirus, incontrôlable et implacable.

 

Mais la Providence, c’est l’exact contraire. Confesser l’agir providentiel de Dieu, c’est croire à sa bienveillance infinie, dans une attention à tout ce qui nous préoccupe… mais à la mesure de son Éternité, c’est-à-dire en voyant les choses autrement que nous.

 

Prier la Providence divine, ce n’est donc pas faire preuve de fatalité ; c’est croire que Dieu mène tout bien, à travers les aléas de l’histoire et de nos vies. La Providence, c’est la confession de la bonté absolue du Seigneur et de sa toute-puissance infinie à l’œuvre pour notre bien le plus essentiel, même quand on ne le comprend pas à vue humaine.

 

Par le choix du tirage au sort, le collège des apôtres veut certainement confesser cette bienveillance infinie du Seigneur qui porte tout, et qui ne saurait donc abandonner son Église, maintenant qu’il est remonté vers le Père. Alors, ce tirage au sort est comme un hommage rendu à la Providence, pour reconnaître sa grandeur et s’incliner devant ses choix. L’Église primitive prolonge ainsi les paroles de son Maître : « Père, non pas ma volonté, mais la tienne ».

 

Entre l’Ascension et la Pentecôte, dans ce temps suspendu entre absence et attente, osez donc confesser la bienveillante Providence divine. Confessez-là pour tout lui remettre, sans rien garder pour vous : ni les déceptions passées, ni la fragilité du présent, ni les craintes ou projets d’avenir. Tout remettre à la douce Providence divine, qui s’occupe de tout… c’est tellement nécessaire ! Je vous encourage aujourd’hui à oser cet acte de foi : renoncer à vouloir contrôler les échéances, pour s’en remettre amoureusement à la Providence du Seigneur.

 

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Mais il nous faut faire encore un pas supplémentaire pour ne pas confondre Providence et fatalité. Dans le choix du 12e apôtre, Pierre n’invoque pas le sort : « Toi, Seigneur, qui connais tous les cœurs, désigne lequel des deux tu as choisi. » Le chef des apôtres ne s’adresse pas à des forces ésotériques qui domineraient le monde, mais au Seigneur qui sait tellement mieux que nous ce qui est bon pour nous.

 

Les apôtres s’inscrivent ainsi dans une tradition biblique, que l’on trouve par exemple au livre des Nombres : « Vous vous partagerez le pays par tirage au sort selon vos clans » (Nb 33,54). Mais cette tradition biblique de consultation divine par tirage au sort  s’arrête à un moment. Et ce moment, c’est précisément aujourd’hui. Entre l’Ascension et la Pentecôte, on assiste au dernier tirage au sort de toute l’histoire biblique. Nous fêtons aujourd’hui le dimanche de la fin du tirage au sort !

 

Car ensuite, c’est autre chose qui nous attend : la descente de l’Esprit Saint, dont le Christ a promis : « il vous enseignera tout ». Plus de hasard qu’on espère pouvoir qualifier de providentiel, mais une Personne, la 3e de la sainte Trinité, qui vient saisir nos êtres et l’histoire du monde pour y répandre sa force divine.

 

L’Esprit Saint devient la Providence en personne dans nos vies de tous les jours. Providence qu’on ne convoque plus par tirage au sort, mais qu’on accueille par disponibilité intérieure : « Viens, Esprit Saint ». Vous pouvez alors jeter à la poubelle vos courtes-pailles et vos dés : avec l’Esprit Saint envoyé du haut du Ciel par le Fils élevé à la droite du Père, le discernement se fait désormais « intérieur ». Il devient en nous communion d’intention, par l’Esprit Saint qui infuse en nos cœurs les désirs du Père et les sentiments du Fils.

 

Désormais, ce n’est plus à un coup de dés providentiel qu’on s’en remet. C’est à cette mystérieuse et magnifique alliance, au plus profond de nos âmes, entre la 3e Personne de la Sainte Trinité et l’originalité propre à chacun d’entre nous. Nous ne sommes pas des robots contrôlés par un Dieu qui tiendrait les manettes ; nous sommes des êtres de chair, libres de se laisser conduire par l’Esprit de vérité.

 

La question que je soulevais tout à l’heure - Jusqu’où va le don de Dieu et quand la responsabilité humaine commence-t-elle ? – n’a donc plus lieu d’être. Ce n’est pas la part du Divin contre la part de l’humain, c’est le Divin dans l’humain, Dieu en nous, une communion plus qu’une collaboration. Tel est le mystère de notre alliance avec le Seigneur : une communion plus qu’une collaboration. Non pas chacun son espace de liberté ; désormais, notre liberté véritable, c’est de laisser l’Esprit Saint tout conduire en nous !

 

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Ainsi, quand Jésus reconnaît dans l’évangile que nous sommes dans le monde mais pas du monde, il révèle à la fois notre condition sociale et notre réalité intérieure. Nous appartenons au Christ, d’une amoureuse appartenance qui prend à chaque instant la concrétisation d’un don de soi à l’Esprit Saint, une disponibilité à tout Lui remettre, toujours.

 

Cette disponibilité intérieure est sans doute moins évidente qu’un tirage au sort. Avec les motions de l’Esprit Saint au fond de notre être, il n’est pas si facile de discerner ce qui vient du Seigneur, ce qui relève de nos impressions personnelles et ce qui pourrait être une suggestion mensongère du démon. Pas facile de trancher ; mais au lieu d’en revenir à un tirage au sort extérieur, clair et rassurant, le Seigneur nous prépare ces jours-ci à la Pentecôte, pour une relation au plus intime avec Dieu qui nous parle.

 

Pas un jeu de courte-paille où il n’y a plus qu’à constater ; mais une complicité intime et un dialogue intérieur qui s’aiguisent au fur et à mesure du temps.

 

C’est ainsi que Jésus prie le Père dans l’évangile d’aujourd’hui : « Sanctifie-les dans la vérité. » Non pas un rapport extérieur à la vérité, mais un plongeon permanent dans la vérité qui rend saint, c’est-à-dire semblable à Dieu : ses pensées deviennent alors les nôtres, ses commandements nos désirs, son projet d’amour notre seul but. Un plongeon avec tout ce que cela peut susciter d’appréhension et d’incertitudes ; mais un plongeon dans l’adoucissante fraîcheur de l’Esprit Saint, pour n’être plus qu’un avec Celui qui n’est pas du monde mais qui trace notre chemin en ce monde pour nous conduire au Ciel.

 

Allez, courage : ne jouez pas votre vie aux dés. Le Seigneur trace la route, tenez-lui la main ! L’Esprit Saint veut toujours plus demeurer en nous pour nous conduire bien. Que cette semaine préparatoire à la Pentecôte ne soit qu’un grand cri au plus profond de nos âmes : Viens, Esprit Saint !