5e dimanche du temps ordinaire

dimanche 06 février 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Je veux voir Dieu !

« Éloigne-toi de moi » : c’est le cri de Simon-Pierre dans l’évangile. « Malheur à moi, je suis perdu » : c’est la plainte d’Isaïe dans la première lecture. L’apôtre et le prophète font la même expérience : Dieu n’est-il pas trop grand pour nous, misérables petites créatures ?

Pourtant, dans quelques minutes, la majorité d’entre nous va s’approcher pour communier. Andrès, Felipe et Sofia vont le faire pour la première fois. Comme ces trois enfants, nous allons vivre une rencontre avec Dieu au plus intime de notre être. Nous n’allons donc pas nous éloigner comme Isaïe et Simon-Pierre le pensaient juste ; au contraire, nous allons nous approcher pour communier et nous laisser approcher par le Tout-Puissant. Ainsi viendra-t-il en nous pour y faire sa demeure et nous constituer ensemble comme son Corps.

Mais une telle proximité avec le Seigneur, sommes-nous certains d’en être plus dignes que Simon-Pierre ? Méritons-nous davantage que le prophète Isaïe ?... Il serait bien téméraire de le prétendre, vous ne croyez pas ? … Alors, devrions-nous tous renoncer à approcher pour communier ? ça semblerait plus cohérent avec ce que nous sommes en vérité : de pauvres pécheurs, comme nous le reconnaissons devant la Vierge Marie… « priez pour nous, pauvres pécheurs ! »

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Alors, pour bien comprendre ce qui est en jeu dans notre rapport au Seigneur, pour bien saisir pourquoi nous pourrons communier tout à l’heure si notre conscience nous fait discerner que c’est juste, revenons d’abord à la grande tradition biblique, avec cette Parole-clé du Seigneur dans le livre de l’Exode : « Un être humain ne peut pas me voir sans mourir » (Ex 33,20). Cette révélation du Tout-Puissant à Moïse ne souffre a priori aucune exception : « Un être humain ne peut pas me voir sans mourir ».

Révélation que Dieu est trop saint pour que nous puissions supporter sa lumière éclatante ! Habité par cette conviction, Isaïe s’écrit : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme aux lèvres impures ». Dieu est trop grand pour notre médiocrité ; Simon-Pierre en a bien conscience lui aussi : « éloigne-toi de moi, (Seigneur), car je suis un homme pécheur ». L’apôtre sait qu’il n’est absolument pas digne que Dieu s’approche de lui.

Alors, soyons bien clairs : chers Andrès, Felipe et Sofia, si vous faites aujourd’hui votre première Communion, ça n’est pas parce que vous en êtes particulièrement dignes. Ça n’est pas parce que vous êtes des enfants bien sages, encore moins parce que vous êtes saints ; et bien sûr, ça n’est évidemment pas parce que vous seriez à l’égal de Dieu. Non, rien de tout cela… mais alors, pourquoi allez-vous quand même communier ?

Eh bien, c’est parce que Jésus vous le demande : « prenez et mangez ; prenez et buvez ». Ce n’est pas notre initiative personnelle, c’est son grand désir à Lui ! Nous devrions tous y penser plus souvent : avant de venir à la messe, la question à se poser n’est pas : est-ce que j’en ai envie aujourd’hui ? La seule question devrait toujours être : est-ce que je veux répondre au grand désir du Christ ?

Son désir est que nous prenions et mangions son corps. Son désir est de nous unir comme un seul corps à son sacrifice qui sauve le monde ! Alors, bien sûr, la communion eucharistique n’atténue pas la grandeur divine infinie ; mais la communion eucharistique, c’est la grandeur de Dieu qui choisit de se manifester dans la petitesse de l’Hostie pour passer dans la petitesse de nos vies.

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De ce mystère, je crois que nous pouvons tirer deux très grands enseignements pour nos vies chrétiennes ; deux leçons vraiment essentielles, sans lesquelles je pense que nous ne pouvons pas avancer dans le grand pèlerinage de cette vie sur Terre.

Le première enseignement, c’est l’appel à tenir ensemble la grandeur infinie de Dieu et sa formidable proximité : distance qui nous sépare du Tout-Puissant Créateur de l’Univers ; et intimité qui nous attire à Lui dans un corps à corps bien réel. Entre ces deux réalités, nous n’avons pas à faire le grand écart, mais nous sommes appelés à élargir sans cesse nos intelligences et nos cœurs, afin d’accueillir ce mystère inégalable : Dieu est si grand et si proche à la fois.

Il se trouve que nous sommes dans un sanctuaire qui nous invite particulièrement à goûter ce mystère à travers la présence de la Vierge Marie. Étant toute transparente à la grâce de Dieu, Marie, simple créature, est l’immaculée, pur reflet du Seigneur. Ainsi, lors des apparitions en ce lieu, Benoîte saisit qu’elle est en contact avec de « l’immensément plus grand » que sa petite vie ; et de l’intimement plus proche que ce qu’elle aurait jamais pu espérer.

On lit par exemple dans les Manuscrits du Laus : « Pendant environ quatre mois, elle eut la même apparition presque tous les jours, sans néanmoins oser lui parler, à cause de l’éclat de sa face et de sa majesté » : transcendance ! « Bien qu’un jour les brebis s’écartant un peu trop, la sainte Vierge lui dit d’aller les chercher d’un côté, pendant qu’elle les chercherait de l’autre pour les faire revenir dans le vallon » : proximité ! Ou encore : « La Très Sainte Vierge lui tend la main ; Benoîte recule la sienne. "Belle Dame, lui dit-elle, je ne suis même pas digne d’embrasser ni de toucher vos pieds !" » : transcendance ! « Une autre fois, la Sainte Vierge lui dit de s’approcher d’elle, ce qu’elle fit. Elle s’endormit sur le bord de son manteau » : proximité !

Alors, si vous êtes surtout sensibles à la proximité du Ciel, laissez le Seigneur vous révéler sa Toute-Puissance sur votre vie et sur l’univers entier. Si vous êtes surtout portés sur la Transcendance divine, laissez le Seigneur vous ouvrir à sa douce présence, au plus intime de votre vie. Grandeur infinie et intime proximité à tenir ensemble.

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Ce grand appel s’accompagne d’un deuxième : Puisque le Christ n’annule pas, mais accomplit l’ensemble de la Révélation biblique, il nous faut accepter d’entendre cette Parole idu Seigneur dans le livre de l’Exode :  « Un être humain ne peut pas me voir sans mourir. » Mais peut-être en inversant la manière de la comprendre.  Non pas : si l’on voit Dieu, on en meurt ; mais plutôt : pour se rendre disponible à voir Dieu, il faut mourir. Au lieu d’entendre : « Un être humain ne peut pas me voir sans mourir », on pourrait alors comprendre : « sans mourir, un être humain ne peut pas me voir ».

C’est d’abord la révélation qu’au moment du passage de la mort, enfin nous verrons Dieu face à face ; tant que nous n’y sommes pas, cette rencontre se vit nécessairement à travers des voiles mystérieux, dont le plus sublime est celui de l’Eucharistie.

Mais l’expression trouve déjà sa concrétisation sur cette Terre : sans mourir, on ne peut pas voir Dieu : sans mourir à soi et sans mourir au péché, on ne peut pas voir Dieu. Chez Isaïe, le séraphin qui s’approche avec un charbon brûlant lui dit : « Ceci a touché tes lèvres, et maintenant ta faute est enlevée, ton péché est pardonné. » C’est la mort au péché ; et Isaïe peut rencontrer son Dieu. Pour Simon-Pierre, après l’événement de la pêche miraculeuse, l’évangéliste conclut : « laissant tout, ils le suivirent ». C’est la mort à soi ; et Simon-Pierre peut rencontrer son Dieu. Mort au péché et mort à soi : les deux morts qu’il nous faut toujours désirer pour rencontrer le Seigneur ! « Un être humain ne peut pas me voir sans mourir. » Alors, mourons à nous-même et au péché… et nous verrons plus nettement combien Dieu est là, comme il est grand et comme il nous aime !

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Je pense alors essentiel de l’entendre : le cri d’Isaïe, c’est : « malheur à moi, je suis perdu » ; le cri de Simon-Pierre, c’est : « Éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur ». L’avez-vous remarqué ? Tous les deux sont centrés sur le « moi » : « éloigne-toi de moi », « malheur à moi ». Mais le prophète et l’apôtre font l’expérience de la Transcendance pour se décentrer du « moi », afin d’accueillir la proximité de Dieu. Ce qui est premier, ce n’est pas mon « moi » fragile et pécheur ; ce qui est premier, c’est Dieu fort et saint.

Justement, dans quelques instants, notre « moi » va déposer tout ce qu’il est sur l’autel de l’offrande eucharistique ; ce qui deviendra alors central, ce ne sera plus notre petit « moi » ; ce sera la grandeur du Seigneur qui s’offre en sacrifice : « Voici l’agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde. » Et nous répondrons : « je ne suis pas digne de te recevoir », pour enchaîner tout de suite sur un grand acte de foi : « mais dis seulement une Parole et je serai guéri ».

Cette parole, c’est celle du jeudi saint : « prenez, mangez, ceci est mon corps ». Ou encore « ce sont les malades qui ont besoin du médecin », et besoin du remède. « Prenez, mangez » : Le Seigneur nous le dit comme un impératif, comme une supplication ! La parole de l’Exode arrive alors à son plein accomplissement. Non plus seulement : « un être humain ne peut pas me voir sans mourir », mais désormais : « Un être humain ne peut pas vivre sans me manger ! » C’est ce que Jésus révèle dans le discours du Pain de vie : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, vous n’aurez pas la vie en vous ». Mais alors, si nous la mangeons, quelle vie ! Quelle puissance ! Quelle révolution intérieure et communautaire ! Dieu vivant, le Créateur et Recréateur, le Sauveur, le Vainqueur du Mal, le Prince de la Vie vient en nous ! écoutons donc le Seigneur qui nous appelle aujourd’hui à la vie ! Il s’approche de nous pour que nous Le mangions afin de vivre éternellement ! Amen.