4e dimanche de Carême, de Lætare

dimanche 27 mars 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Une parabole à explorer

 

J’aimerais tant rencontrer ne serait-ce qu’une seule personne, qui découvrirait pour la première fois cette parabole du fils prodigue ! Si c’est le cas aujourd’hui pour l’un d’entre vous, venez s’il vous plaît me voir après la messe : je serais curieux de savoir comment vous avez reçu cette bouleversante page d’évangile !

Car la très grande majorité d’entre nous la connaît déjà si bien : elle a bercé nos catéchèses et éclairé tant de nos préparations pénitentielles, que nous la recevons avec joie bien sûr, mais peut-être sans plus beaucoup d’étonnement.

C’est très beau de connaître par cœur certains passages bibliques. Comme la Vierge Marie, nous sommes tous appelés à « garder » la Parole dans nos cœurs. Mais ce n’est pas pour la conserver dans nos mémoires comme le font les ordinateurs. Non, c’est pour que s’établisse entre elle et nous « comme un pacte de vie (1)», selon les mots de Madeleine Delbrêl. Un pacte de vie, afin qu’elle s’empare de nous, cette Parole ; qu’elle nous greffe à elle et que sa sève régénère en nous tout ce qui a besoin de l’être.

Alors, pour garder ce goût de la Parole divine toujours nouvelle, pour qu’elle nous étonne aujourd’hui autant sinon plus que la première fois où nous l’avons entendue, soyons comme de curieux explorateurs, qui s’aventurent sur une terre inconnue : la parabole du fils prodigue ! Oublions tout ce que nous savons déjà, pour nous laisser surprendre par cette histoire étonnante… et même choquante ; 3 fois choquante !

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Premier choc, terrible pour le père : son fils cadet demande sa part d’héritage ! Il n’entend pas régler cela plus tard chez le notaire : il préfère considérer son père comme déjà mort. Fils patricide, qui veut profiter de l’héritage d’un mort plus que de la présence d’un vivant ! Son père, il l’a déjà enterré : plus de relation avec lui, juste un compte-en-banque, une rente pour profiter de la vie. Mais à concevoir ainsi les autres, et surtout ses parents, on se retrouve affamé avec les porcs.

À chacun d’entre nous d’en tirer les conclusions, si jamais nous sommes gagnés par l’attrait de l’argent ou pris dans des querelles familiales d’héritage. Qu’on se le dise, et cela se vérifie toujours : l’appât du gain affame les âmes, assèche les familles et isole des autres.

Nous voilà donc prévenus et plus encore préparés : le temps du Carême est un temps pour choisir où nous mettons nos cœurs. Avec cette parole du Christ en saint Matthieu, qui appelle en nous un sérieux discernement : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21).

En ces dernières semaines de préparation pascale, accepterons-nous de regarder bien en face ce qui fait vraiment battre nos cœurs : la perspective d’un héritage ou l’amour gratuit des autres ? Et, si besoin, laisser la grâce faire revenir nos cœurs là d’où ils n’auraient jamais dû partir, pour nous garder de tout isolement qui nous laisserait terriblement seul et peut-être même éternellement seul.

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Si nous découvrions aujourd’hui cette parabole, un deuxième choc s’imposerait certainement à nous. Et même en la connaissant bien, cela peut encore nous frapper. Avez-vous entendu ce que le fils ingrat a fait de l’héritage paternel ? Le Christ est d’abord assez pudique en évoquant une « vie de désordre ». Mais quand il fait parler le fils aîné, les mots sont beaucoup plus directs :  « ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées. » C’est là qu’est passé l’héritage, fruit du long labeur du père : en jouissance avec des prostituées ! On a presque honte de le dire…

Bon, c’est clair : cette parabole ne fait pas dans la demi-mesure. Le fils cadet cumule les calculs les plus odieux et les comportements les plus abjects… comme pour nous assurer qu’aucun d’entre nous ne puisse jamais dire : « je suis pire que lui. » Et si jamais la culpabilité venait encore à nous ronger, il nous reste à regarder ce qui a conduit ce fils indigne à revenir à la maison : « Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père. » S’il projette de revenir, ce n’est pas parce que son père lui manque, ni même parce qu’il regrette d’avoir mal agi. Non, il veut rentrer parce qu’il a faim.

Jésus est donc bien clair : ce fils n’a absolument aucun mérite. Ce n’est pas une récompense qu’il recevra de son père. La révélation est alors bouleversante : l’amour divin est premier, total, immérité, inconditionnel, incommensurable, toujours plus grand, toujours plus bouleversant que nous ne pouvons jamais l’imaginer !

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N’est-ce pas cela, que le fils commence à redécouvrir, de manière encore bien lointaine ? Il avait comme tué son père en demandant l’héritage ; mais quelque chose renaît en lui, pauvre et petit : « je vais retourner chez mon père. » Embourbé dans la boue de sa vie d’affamé, il se souvient qu’il a père, un père vivant : « je vais retourner chez mon père. »

Ce fils est lucide : il a préparé sa tirade : « je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » C’est tout à fait exact puisqu’il avait mis son père à mort. Mais le deuxième choc survient alors : le voyant arriver de loin, le père se jette à son cou et le couvre de baisers. La crasse, la puanteur et même les actes ignobles de son fils ne le repoussent pas : il l’entoure de ses bras aimants.

 

Il est ainsi, notre Père du Ciel ! Quel bouleversement pour nous de l’entendre encore ! D’un revers de main, voilà balayées toutes les conceptions d’un Dieu pharaonique, supérieur et méprisant, justicier et impitoyable. Balayées, toutes ces représentations tristes et inquiétantes, pour entendre que Dieu ne s’intéresse pas aux règlements de compte. Il veut juste nous prendre dans ses bras !

Dès les premiers mots du fils : « Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi », la réaction du père est comme un volcan en irruption ; mais en irruption d’amour et non de colère. Car voir souffrir son fils un seul instant de plus, ça lui est insupportable : « Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, (…) mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. »

Qui resterait de marbre devant un tel comportement ? Tant d’amour perce une brèche, même dans les cœurs les plus durs, les plus blasés, les plus fermés ! Une brèche d’amour s’ouvre dans nos profondeurs devant la révélation d’une si grande tendresse divine !

Car nous le savons bien : c’est de nous dont il s’agit ici. C’est vous, c’est moi que le Seigneur couvre de baisers et revêt d’un vêtement de fête ! C’est vous, c’est moi… pour que ça devienne aussi vous et moi qui le fassions pour les autres. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Luc 6,36).

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Mais là, c’est le troisième choc en découvrant cette parabole : devant le débordement de miséricorde paternelle, je me reconnais plus volontiers dans le fils aîné que dans le père. Je me vois dans ce rabat-joie, lèvres serrées, si peu disposé à se réjouir de la joie des autres et comptable des heures qu’il a données. Ah, lui, il n’a pas dilapidé l’héritage, mais il l’a capitalisé… c’est peut-être pire encore… et c’est une grande tentation pour les croyants. Avec ce coup de grâce dans le cœur du père, quand l’aîné refuse de participer à la fête. Il ne veut pas entrer dans le cœur ardent de son père ; comme nous peut-être aussi, quand nous jugeons de ceux qui seraient dignes de Dieu ou ne le seraient pas.

Pire encore, l’aîné montre son frère en disant au père : « ton fils que voilà ». Il ne dit pas « mon frère que voilà ». À refuser d’entrer dans la miséricorde du père, il refuse aussi la fraternité avec son frère. Terrible fermeture, qui peut infecter les chrétiens les plus pratiquants qui soient. C’est la fraternité entre nous et envers tous qui vérifie notre accueil de la vie divine. Seule la fraternité nous rend bénéficiaires de la miséricorde du Père.

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Allez, n’arrêtons pas notre marche ! Il reste 21 jours. 21 jours avant de chanter l’Alléluia du Fils revenu de la mort après y avoir cherché l’humanité égarée, pour la ramener dans les bras du Père et entamer la grande fête fraternelle qui n’aura pas de fin.

Cette fête est déjà commencée, même s’il y a encore les larmes des guerres et tant d’autres souffrances ; déjà commencée, car nous sommes déjà dans les bras du Père miséricordieux ! Depuis notre baptême, il nous a revêtus du vêtement de fête. Et il nous couvre de baisers ; jamais, jamais il ne cessera de le faire. Parce qu’il est ainsi, Dieu de miséricorde et d’amour ! Amen.

 

 

 

 


(1) Madeleine Delbrêl, La joie de croire, éditions du Seuil, 1967, p. 32