3e dimanche de Pâques

dimanche 18 avril 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Le mystère du poisson grillé

Le mystère du poisson grillé ! Depuis 2000 ans, ce mystère agite les esprits les plus savants comme les plus loufoques : pourquoi Jésus ressuscité a-t-il mangé du poisson grillé ? Physiologiquement, son corps glorieux n’en avait bien sûr pas besoin. C’est donc qu’il fallait faire comprendre quelque chose aux disciples encore tout retournés par les événements de ce grand jour de Pâques… mais quel est donc ce mystère du poisson grillé ?

 

J’ai conscience que poser cette question peut paraître un peu déplacé. Alors que notre monde lutte contre une terrible pandémie, que nos agriculteurs souffrent de la violence du gel et que nos vies sont marquées par tant d’épreuves, une réflexion théologique sur le poisson mangé par Jésus ressuscité est-elle vraiment utile ?  

 

Mais une certitude jaillit de la lecture des évangiles : nous sommes au jour de Pâques, il s’y déroule l’événement le plus important de toute l’histoire de l’humanité. Alors, si l’évangéliste prend la peine de préciser que, ce jour-là, Jésus a mangé du poisson grillé devant ses disciples, c’est que ce détail n’en est certainement pas un.

 

Si ce poisson grillé a quelque chose à dire à toutes les souffrances du monde, à toutes nos peurs de souffrir et à la tristesse de la mort, ne vaut-il pas la peine de s’y intéresser un peu ? Telle est ma conviction ; d’où la proposition que je vous fais aujourd’hui : discerner 3 interprétations possibles de ce geste du Christ au jour de sa Résurrection.

 

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La première interprétation tient aux circonstances des événements qui ont précédé. Encore tout penauds de leur couardise et s’interrogeant sur le phénomène qui se produit sous leurs yeux, les disciples sont bien perturbés par l’apparition du Ressuscité.

 

Admirez alors la délicatesse de Jésus, qui les ramène à ce qu’ils connaissent, à leurs points de repère. Le poisson, c’est leur affaire : la majorité des apôtres étaient des pêcheurs. Jésus les rejoint donc dans ce qu’ils maîtrisent, pour qu’ils aient là un point d’ancrage permettant leur démaîtrise.

 

Il me semble que c’est essentiel dans notre foi : jamais la foi chrétienne n’est hors-sol. Elle est toujours ancrée dans le réel ; réel que le Ressuscité vient élever et non pas supprimer. On n’est pas croyant pour s’évader d’un réel difficile, mais pour voir ce réel à la lumière de la vie éternelle.

 

Voilà ce qu’est authentiquement une vie chrétienne : ne jamais à fuir la réalité, mais laisser le Ressuscité la rejoindre, la « manger » pour ainsi dire. Ainsi « digérée » par le Ressuscité, toute la réalité de nos vies se trouve véritablement transfigurée, totalement irradiée par sa lumière éternelle.

 

Sans doute avons-nous alors souvent besoin de laisser cette irradiation pascale s’opérer encore en nous. La messe est justement un moment favorable pour cela ; et plus qu’un moment, elle est un sublime acte divin, qui vient traverser toute notre réalité : le Ressuscité vient la « digérer » pour que nous la vivions pleinement en Lui.

 

À chaque Eucharistie, nous laissons ainsi le regard du Ressuscité pénétrer nos vies, avec tout ce qu’elles ont de si beau et parfois de si désolant. La puissance d’amour du Christ vient tout irradier, jusque nos souffrances et nos deuils, dans lesquels une force nouvelle nous fait tenir debout et chanter : « Alléluia ! » Laissons donc aujourd’hui le Seigneur ressuscité manger et digérer notre vie quotidienne, pour qu’elle resplendisse de sa Lumière éternelle !

 

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La deuxième interprétation du poisson grillé, c’est l’appel à tenir toujours bien ensemble ces deux mystères qui n’en font qu’un : la croix et la résurrection. Sur la croix, Jésus dit « j’ai soif ». Ressuscité, Jésus dit : « j’ai faim ». Le Fils de Dieu avait soif de nous sauver du mal et de la mort ; le Fils de Dieu a faim de nous faire partager sa vie !

 

Oui, le Ressuscité est affamé ! Il a faim de nous. Et dans le mystère eucharistique, c’est un magnifique « échange de faims » qui se réalise : deux faims mutuellement comblées ! Nous avons faim du Christ Sauveur, mais Lui a bien davantage encore faim de nous. Ainsi, quand nous mangeons son Corps, c’est en fait Lui qui nous mange pour nous faire vivre en Lui. De part et d’autre, nous sommes rassasiés !

Notre vie chrétienne n’est donc véritable et tenable que si nous gardons le cœur ouvert au Christ qui a faim de nous ! Notre Maître et Seigneur a faim, mais souvent nous Lui donnons seulement des miettes de ce que nous sommes, pensant préférable de garder pour nous l’essentiel de ce qui est bon.

 

Alors, le Seigneur se fait mendiant : « avez-vous quelque chose à manger ? » Mendiant de nos vies qu’il veut croquer à pleines dents de Ressuscité, pour que nous-mêmes savourions la vie dans toute sa splendeur ! Le Christ est affamé de nous… espérons alors que nous soyons quand même un peu comestibles !

 

Affamé de nous, le Seigneur est aussi présent dans tous les affamés du monde qui crient vers nous. Ainsi, en entendant le Ressuscité demander à ses apôtres « avez-vous quelque chose à manger ? », impossible de fermer l’oreille aux millions d’affamés que compte notre terre aujourd’hui encore et qui nous crient pareillement : « avez-vous quelque chose à manger ? »

 

Nous le savons, selon l’évangile de saint Matthieu au chapitre 25, le Seigneur Jésus nous interpellera au terme de notre vie terrestre : « J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger » (Mt 25,42). À moins qu’il ne nous dise : « vous m’avez donné à manger » et nous recevrons alors de Lui ce beau titre : « les bénis de mon Père ».

 

Il nous est donc impossible d’entendre aujourd’hui le Ressuscité demander à ses disciples « avez-vous quelque chose à manger ? » sans nous décider à prendre très concrètement, dès ce dimanche, les moyens de nourrir ceux qui sont affamés. Jésus a faim ! Comme un premier prolongement de l’événement de sa résurrection, il y a urgence à le nourrir.

 

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Une troisième interprétation du poisson grillé est plus allégorique. Un allégorie suggérée par Jésus Lui-même dans l’évangile de saint Matthieu, chapitre 12, verset 40 : « comme Jonas est resté dans le ventre d’un grand poisson trois jours et trois nuits, le Fils de l’homme restera de même au cœur de la terre trois jours et trois nuits. » Le poisson symbolise alors la mort qui devait être notre destination finale ; mais par amour pour nous, le Fils de Dieu a accepté d’être englouti dans ce gros poisson vorace. Jésus-Christ en est sorti vainqueur : ce poisson ne l’a pas mangé, c’est lui qui l’a englouti par amour !

 

Saint Bède le Vénérable, docteur de l’Église du VIIIe siècle, osait même voir dans ce poisson grillé une image du Christ Lui-même – je cite : « il s’est laissé prendre dans les filets de notre mort, il a été comme brûlé par la tribulation au temps de sa passion, il a purifié par le feu de sa divinité notre nature qui nageait dans la mer de cette vie »… poisson grillé, mais pas poisson mangé par la mort : c’est Lui qui a mangé la mort !

 

Oui, le Sauveur a mangé la mort ! Elle n’existe donc plus désormais ; il Lui a substitué sa puissance de vie, au point que pour nous le poisson n’est plus signe de mort, mais signe du Vivant. Ictus, le mot « poisson » en grec, dont chacune des lettres vient dire quelque chose du Seigneur : « I » pour Jésus, « C » pour Christ, « T » pour « Théos », Dieu. U pour « uios », le Fils. S pour « Soter », le Sauveur. « Jésus Christ, le Fils de Dieu, le Sauveur » : c’est Lui, le poisson qui a englouti la mort et qui nous a donné la vie !

 

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Voilà ces 3 interprétations que j’ai cru bon de vous proposer : pour une foi ancrée dans le réel, pour consentir à nourrir Jésus qui a faim et pour confesser joyeusement sa victoire sur le gros poisson de la mort !

 

Ce n’est donc vraiment pas une anecdote que rapporte ici saint Luc ; c’est une formidable espérance dont il rend compte ! Nos vies réelles sont saisies par le Ressuscité, prises dans un mouvement où la faim ne peut plus dominer et où la mort est déjà engloutie.

 

Dommage alors que la tradition ait fait du poisson un simple signe de pénitence ! Manger du poisson le vendredi, c’est en fait confesser la victoire du Crucifié ! Mangeons-en alors aussi le dimanche pour proclamer la vie éternelle du Ressuscité, qui a mangé la mort pour nous donner part à sa vie ! Mangeons aussi du poisson au jour anniversaire de notre baptême, pour nous rappeler que nous sommes les poissons du Christ nés dans l’eau baptismale !

 

Alors, mangeons du poisson, frères et sœurs : c’est bon pour la santé !... oui, pour la santé de l’âme, nourrissons-nous du Christ… et c’est certain : chacun d’entre nous, au Ciel, sera comme un poisson dans l’eau ! Alléluia !