26e dimanche du temps ordinaire - Journée mondiale du migrant et du réfugié

dimanche 26 septembre 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Il s’agit plus d’aimer que d’avoir peur

Connaissez-vous l’expression « attendre 107 ans » ? Elle remonterait à la construction de la Cathédrale Notre-Dame de Paris. L’édifice a mis 107 ans à être construit ; c’était quand même bien long ! Mais 107 ans, c’est aussi le nombre d’années depuis lesquelles on célèbre dans l’Église la « journée mondiale du migrant et du réfugié ». C’est donc une journée qui s’est vécue dans des contextes bien différents au cours des temps, traversant les grandes guerres et les lourdes tensions du siècle dernier, pour nous arriver désormais comme un dimanche qui nous invite à la prière et à la disponibilité du cœur, mais qui éveille aussi des inquiétudes chez de nombreux chrétiens.

Car les problèmes migratoires ne sont pas sans poser de grandes questions de civilisation. On a beau se rappeler que le peuple de la première alliance a longtemps été migrant ; on a beau faire mémoire de la migration de la Sainte Famille réfugiée en Égypte ; on a beau entendre le Christ proclamer dans la parabole du jugement dernier : « j’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25,35)… la question migratoire se pose quand même aujourd’hui d’une manière bien particulière.

Évidemment, tout le monde est touché par ces réfugiés cherchant à quitter un Afghanistan aux mains de barbares de la charia. Tout le monde devrait être touché quand un migrant qui n’a jamais vu la neige traverse en plein hiver l’un de nos grands cols, dans l’espoir d’un avenir meilleur qu’on lui a fait miroiter.

Nous sommes touchés ; mais ces élans du cœur ont du mal à se concilier avec une inquiétude, qui n’est pas seulement économique ou démographique. C’est plus profondément une inquiétude d’intégration et donc de civilisation. Alors, entre souffrance de la part des uns et souci de conserver une culture de la part des autres, comment déterminer ce qu’il est juste de faire ou de ne pas laisser faire ?

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Difficile d’y répondre, d’autant que l’enjeu de civilisation est aussi pour nous un enjeu de foi : a-t-on le devoir de protéger la culture chrétienne, si tant est qu’elle soit encore réellement présente dans notre pays ? Plus encore : la confession de Jésus-Christ comme unique Sauveur du monde nous appelle non seulement à ne pas souhaiter que des églises deviennent des mosquées, mais surtout à entendre l’impératif donné par le Seigneur : « Allez de toutes les nations, faites des disciples et baptisez-les au Nom du Père, du Fils et du Saint Esprit » (Mt 28,20).

Le Christ se révèle comme « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6) ; de même qu’il n’y a qu’un seul principe de vie, il n’y a qu’une vérité, Jésus Lui-même, et un seul chemin, celui du Salut éternel par son Sang rédempteur. Ainsi donc, si la question migratoire nous interroge tant, c’est qu’elle vient aussi interpeller notre confession de Jésus-Christ comme unique Sauveur du monde.

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Et voilà ces événements rapportés dans la première lecture et dans l’évangile. Quand deux hommes prophétisent hors du camp, les Hébreux demandent à Moïse : « arrête-les ! » Quand un homme prie au nom du Christ sans faire partie des disciples, le voilà pointé du doigt : « il n’est pas de ceux qui nous suivent ». Il y aurait donc ceux qui « font partie » et ceux qui ne « font pas partie ». Chacun à sa place, derrière ses frontières, pour que tout le monde vive ce qu’il veut ou ce qu’il peut, mais sans « contamination » des uns par les autres.

Cependant, écoutons bien la Parole de Dieu de ce jour : elle vient faire éclater les frontières, non pas pour les supprimer, comme si la réalité des pays avec leur histoire et leurs valeurs manquait de pertinence ; mais pour qu’au-delà des frontières, le sens d’une même appartenance nous invite à soigner des liens plus qu’à créer des distances. Autrement dit, comme sur les questions écologiques, il s’agit de reconnaître que nous faisons tous partie d’une même maison qui s’appelle la Terre. C’est peut-être aussi l’une des plus grandes leçons de la pandémie mondiale : de l’Inde aux États-Unis, de l’Islande à l’Afrique du Sud, tous les peuples du monde portent actuellement les mêmes masques et luttent pareillement contre le virus. Sans doute prenons-nous alors davantage conscience d’être tous dans le même bateau.

Par-delà le « moi » d’un côté et le « toi » d’un autre, il s’agit donc d’expérimenter cette humanité que nous partageons avec tous les hommes et toutes les femmes de la Terre. Un « nous » au-dessus du « moi » et du « toi » ; c’est justement le thème choisi par le pape François pour cette journée mondiale des migrants : « vers un ‘nous' toujours plus grand. »

Sur le plan spirituel, le « nous » qui élève au sens de l’appartenance à la même humanité fait sortir de la conception de propriétaires exclusifs des dons de Dieu. Les Hébreux autour de Moïse et les disciples autour du Christ envisageaient leur vie comme l’appartenance à une catégorie fermée. Mais par l’offrande de sa vie et sa sortie du tombeau, le Seigneur a fait éclater les catégories. Dans le mystère de Pâques, le Christ a fait jaillir une puissance de renouvellement du monde, qui ne peut en aucun cas se limiter au groupe de ceux qui Le suivent. La puissance de la Croix et de la Résurrection rejoint le monde entier, sans pouvoir l’enfermer dans le seul cercle de ceux qui la confessent.

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C’est donc bien à partir de cette puissance pascale qu’il nous faut penser l’appel à faire partie d’un « nous ». L’acte le plus décisif de toute l’histoire de l’humanité concerne toute l’humanité ; il n’est pas la propriété des chrétiens. Nous avons bien, par pure grâce, la lumière de la Vérité tout entière qui est la Personne de Jésus-Christ. Nous sommes alors appelés à vivre pleinement l’alliance avec Lui, mais comme un signe du rassemblement de toute l’humanité dans son Sang sauveur. Ainsi, dans cette basilique, nous ne sommes pas réunis comme un groupe à part du monde : nous sommes ici pour le monde entier, comme des ambassadeurs et des intercesseurs de toute l’humanité et de toutes les religions.

Notre appartenance à l’Église catholique ne doit donc jamais nous enfermer pas dans un pré carré qui annule la valeur des autres démarches spirituelles ; cette appartenance, qui est un pur don reçu à notre baptême, nous constitue comme symbole, on peut même dire comme « sacrement » : signe et moyen pour proclamer la vocation de tous les êtres humains à participer à la Vie divine.

Alors, contrairement à la réaction spontanée des disciples dans l’évangile, nous ne devons pas être des gardiens inquiets de ce qui pourrait menacer notre groupe. Nous sommes appelés à être suffisamment solides intérieurement, suffisamment unis au Christ et heureux de la communion entre nous, pour reconnaître et souhaiter que l’Esprit Saint travaille au cœur de toute démarche spirituelle authentique.

L’appel missionnaire se situe d’ailleurs ici : non pas en interdisant aux autres leur droit à une démarche de foi sincère, mais en étant suffisamment habités par le Christ pour que sa Puissance à Lui puisse, au fur et à mesure, rejoindre ceux qui Le prient sans Le connaître. Et qu’un jour, souhaitons-le, ils parviennent à Le confesser vraiment. De nombreuses et discrètes conversions de musulmans ont pris ce chemin là.

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Ainsi, sans prétendre répondre à la difficile question des problèmes migratoires, je crois que nous pouvons puiser dans les lectures bibliques de ce dimanche un regard moins inquiet, moins tendu que celui qui est souvent le nôtre quand on parle de ces sujets.

À rester sur des postures de crispation, on ne fait rien germer de bon. La prise en compte de la réalité, telle qu’elle est, oblige à nous situer dans le rapport aux autres religions, qui sont bien là en terre de France et qui devraient s’y implanter toujours plus si l’on se fie aux réalités démographiques. Tous ne veulent sans doute pas de ce « nous » bienveillant, mais si nous avons foi en Dieu, nous pouvons bien croire que sa Toute-Puissance peut changer les cœurs de ceux qui veulent terroriser.

Soyons alors fiers et heureux d’être chrétiens, cohérents avec la foi que nous proclamons, soucieux d’ouvrir encore de nombreuses personnes à la vie chrétienne par le baptême ; mais aussi attentifs à ce que le Seigneur veut que nous vivions avec les autres, au sein de cette humanité dans laquelle il aime chaque être humain de tout son amour divin, sans exception. Seul ce regard d’amour du Seigneur sur tout homme peut nous faire souhaiter participer à la croissance de ce « nous » de communion universelle, qui annonce et prépare la Communion éternelle.

Voilà donc les 3 appels que la Parole de Dieu me semble nous adresser aujourd’hui. Je vous les résume :

-          Aimer faire partie de cette humanité sauvée dans le sang du Christ et lui annoncer l’unique Sauveur ;

-          vivre notre vocation chrétienne comme un sacrement de la vocation universelle à la Vie divine ;

-          Et contribuer, par la croissance de ce « nous », à la préparation de l’heureuse Communion éternelle.

Que cette Eucharistie nous donne alors la grâce de regarder tout être humain, quelle que soit son origine ou sa religion, comme un être infiniment aimé de Dieu et appelé avec nous à la Communion universelle pour l’éternité. Ainsi, il s’agit plus d’aimer que d’avoir peur. Il s’agit d’avoir la foi plus que d’avoir peur. Amen.