20e dimanche du temps ordinaire

dimanche 14 août 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Les cheminées du Ciel

Profitant du repos estival, beaucoup de vacanciers visitent des châteaux. Il faut dire qu’on n’en manque pas, surtout en France : 45 000 châteaux ! Si tous ne sont pas visitables, ceux qui sont ouverts au public méritent souvent le détour. Pour ma part, ce que j’aime particulièrement dans les châteaux, ce sont les cheminées : majestueuses et plantées en plein milieu des pièces, elles semblent raconter ce qui s’est vécu autour d’elles pendant des siècles.

En admirant ces grandes cheminées de châteaux, je trouve cependant qu’il y manque quelque chose : même si une réserve de bois a été placée pour décorer, il y n’y a jamais de feu allumé dans la cheminée ! Un vieux prêtre sage se disait que c’était sans doute ainsi que beaucoup voyaient notre Église : comme une grande cheminée de château, qui raconte une histoire passée… mais où il n’y a pas le feu !

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Alors, si la mi-août n’est peut-être pas la saison la plus adéquate pour parler de cheminée, surtout en cet été caniculaire et en pensant à tous ceux qui souffrent des incendies ci nombreux ces semaines-ci, l’évangile d’aujourd’hui nous fait cependant part d’un grand désir du Christ : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! »

Cette parole, Jésus la prononce alors qu’il marche en direction de Jérusalem, là où il allumera ce feu par sa Passion, sa Résurrection et l’envoi de l’Esprit Saint. Oui, le feu a bien été allumé sur la Terre… mais qu’en avons-nous fait ? Pourquoi n’est-il pas davantage visible aux yeux du monde ?

Je pense que la plupart de nos contemporains sont de bonne foi quand ils considèrent l’Église comme une cheminée de château. Tout est bien organisé, édifiant et enraciné dans l’histoire, mais la cheminée ne semble là que pour décorer. Qui donc y mettra encore le feu ?

Ah, dans les châteaux, gare à vous si vous commencez à prendre les bûches de décoration pour tenter d’allumer un feu ! On vous tombera dessus et avec raison : interdiction formelle d’allumer le feu, ça risquerait d’abîmer les tentures et les dorures !

Mais la communauté des sauvés qu’est l’Église n’est pas un musée ; sa vocation n’est pas de conserver, c’est d’embraser… en se rappelant cette parole de Gustave Mahler : « la tradition, ce n’est pas l’adoration des cendres, c’est la transmission d’un feu. » Même la liturgie, si nécessaire et si précieuse à soigner dans la fidélité à l’Église catholique ne doit pas devenir une cheminée de château dans laquelle il n’y a pas de feu. Certaines postures ecclésiales non plus ; d’ailleurs, les remontées de la belle démarche synodale à laquelle vous avez peut-être participé ces derniers mois sont révélatrices du grand désir habitant le cœur de nombreux catholiques : qu’il y ait davantage le feu dans nos églises… et tant pis si ça bouscule les lieux et  les esprits qui se croient bien rangés : au moins, ça pourra réchauffer le monde !

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Mais ce que l’on est en droit et en devoir d’attendre de notre Église interroge aussi ce qui habite nos propres cœurs : notre hiérarchie, nos responsables, nos communautés ne peuvent pas entretenir de feu s’il ne brûle pas d’abord réellement en chacun de nous.

Le désir fort du Christ qu’un feu soit allumé sur la Terre interroge donc aussi notre terre intérieure : est-ce que le feu y brûle vraiment ? Ou, si vous préférez : nous pourrions nous demander quel type de cheminée nous sommes personnellement. Votre présence dans ce sanctuaire de conversion pourrait d’ailleurs bien être l’occasion d’un grand discernement et si besoin d’un grand changement : quel type de cheminée êtes-vous aujourd’hui et quel type de cheminée vous sentez-vous appelés à devenir ou à redevenir ?

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Il y a d’abord des chrétiens « cheminée du lendemain » : le feu a brûlé voici un certain temps, mais les préoccupations du monde ou la paresse ont conduit cesser de l’alimenter. On en a perdu l’habitude ou le courage, parce qu’il est plus exigent d’aller chercher du bois et d’entretenir le feu que de se mettre devant un écran. Mais une cheminée qui croit à l’existence des bûches tout en ne les laissant pas entrer dans son foyer finit par s’éteindre.

Si vous êtes de ces cheminées-là, même par intermittence en vous contentant d’une messe de-ci de-là, approchez-vous donc pour recevoir de nouvelles bûches ! Elles sont données gratuitement par la grâce de Dieu. Un bois qui va pouvoir brûler sans cesse, car c’est le bois de la croix, qui ne s’épuise jamais. Bois embrasé au cierge pascal le jour de notre baptême, d’un feu devenu contagieux à notre confirmation ; feu que chaque Eucharistie nourrit d’un bois nouveau, tandis que crépitent en nous les grosses bûches, celles du sacrement du mariage ou de l’ordination ou de la consécration religieuse. Sans oublier le bois qui guérit, dans la confession et dans l’onction des malades. Et là-dessus, le soufflet interrompu de la prière d’adoration, de l’oraison, de la louange, des psaumes et du chapelet : ainsi, même s’il faut y consacrer du temps et de l’énergie, c’est la condition indispensable pour que le feu intérieur brûle sans jamais risquer de devenir cendres.

Il est donc bien dommage d’être une cheminée croyante non-pratiquante. Mais il n’est pas préférable d’être une cheminée pratiquante non-croyante. C’est le deuxième type cheminée chrétienne. Cette cheminée-là  se remplit de bûches - bûches de pratique religieuse, bûches d’enseignements et de formations de toutes sortes. La cheminée est pleine de bûches, mais elles restent là, sans se consumer, c’est-à-dire sans accueillir la flamme de l’Amour divin ou sans vivre concrètement l’amour des autres. Si vous êtes de ces cheminées-là, laissez-vous donc enfin saisir par le Seigneur ! Plongez dans sa miséricorde infinie, rencontrez-Le dans les plus pauvres, priez plus gratuitement… n’ayez pas peur du feu ! Ce qu’il ne consume pas est de toute façon perdu ; alors, laissez-le donc tout embraser !

Il y a aussi des chrétiens à la cheminée non-ramonée : le désir de brûler du feu de Dieu est là, mais au fur et à mesure du temps, la cheminée s’est encrassée. Alors, elle ne tire plus assez et le feu n’est plus fait que quelques flammèches. On s’en contente, ou l’on se dit qu’on n’y peut rien, que c’est ainsi… et l’on ne combat même plus contre les tentations, et l’on croit à peine à l’existence de l’esprit du Mal…et les péchés s’accumulent… et la cheminée s’encrasse … tout en estimant pouvoir s’abstenir du sacrement du ramonage qu’est la confession. À ces cheminées-là, le message du Laus lance un appel clair et urgent : courir jusqu’au confessionnal !

Il y a aussi des chrétiens cheminées qui ont le feu, mais ils ont installé un insert. Ah, c’est sûr, ça protège des braises qui pourraient sauter en risquant d’embraser les alentours. Grâce à l’insert, la chaleur est maîtrisée, elle est canalisée. Mais avec le Feu divin, si l’on cherche à tout contrôler, on l’empêche de se propager.

Alors, est-ce que le Feu de l’Esprit vous conduit à enflammer les autres ou est-il simplement en vous un insert bien installé, qui vous réchauffe mais qui n’est absolument pas contagieux ? Un insert qui ne confronte pas à l’extérieur : on devient alors un chrétien timoré, qui fait de sa foi une affaire privée, en veillant à ne surtout pas vouloir embraser les autres pour ne pas les déranger ou par crainte des effets que ça pourrait produire. Pourtant, Jésus est clair dans l’évangile d’aujourd’hui : le suivre, ça a des conséquences, parfois bien douloureuses comme des divisions dans les familles... Mais, que voulez-vous : un feu qui ne brûle pas, ça n’existe pas.

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Parmi les chrétiens, il existe encore des cheminées à l’air libre. Leur flamme, elles la tirent de leur conduite intérieure, bien élevée vers le Ciel, permettant au vent de l’Esprit de passer et d’entretenir le feu. On peut penser à toutes les figures de sainteté, qui sont comme autant de cheminées embrasées et embrasantes, chacune avec ses particularités propres.

Il y a des petites cheminées comme Thérèse de l’Enfant-Jésus, ou des cheminées bien plus imposantes comme saint Léon le Grand ou saint Jean-Paul II. Il y a des cheminées à l’aspect brut, comme Benoîte Rencurel, mais dont la rudesse va se muer en solidité intérieure au fur et à mesure qu’elle se laissera embraser par le Ciel. On lit ainsi dans l’histoire du Laus, un jour où la bergère est rejointe par un ange dans son combat spirituel : « Ces discours de l’ange la consolent, lui donne un courage invincible, l’embrasent d’une telle manière de l’amour de Dieu (…) que, même si tout l’enfer était venu contre elle, elle aurait été plus ferme (…) qu’un rocher de diamant. »

Benoîte est donc devenue une solide cheminée, quand d’autres figures de sainteté paraissent plus frêles. Ainsi Mère Teresa, petit poêle à bois qui a laissé le feu jaillir en elle ; petite cheminée qui ne payait pas de mine, quand d’autres cheminées en imposent pour réchauffer par exemple toute une grande bibliothèque comme saint Thomas d’Aquin. Il y a aussi des cheminées encastrables, qui éclairent en harmonie avec l’ensemble de la maison comme les saints Louis et Zélie Martin, quand d’autres cheminées sont impossibles à encastrer nulle part comme saint Paul ou saint Philippe Néri. Il y a des cheminées si discrètes qu’on ne les remarque même pas, et c’est au Ciel que l’on comprendra qu’elles étaient là pour nous réchauffer dans les moments les plus froids de nos vies. Et ainsi, tant d’autres cheminées de sainteté, chacune avec son originalité propre, chacune avec sa mission spécifique pour éclairer et réchauffer.

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Et vous, quel type de cheminée êtes-vous ? Celle qui a tout ce qui faut sauf le feu, celle qui a davantage besoin de s’alimenter au bois de la croix, celle qui doit urgemment être ramonée, celle qui doit se libérer de son insert ou celle qui brûle du feu de l’Esprit quelle que soit sa taille, sa forme ou sa place ? Quel type de cheminée êtes-vous ?

Le Seigneur nous a rassemblés ce dimanche pour nous laisser toucher par le grand désir qui jaillit de sa bouche telle une braise prête à tout enflammer : « je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » Seigneur, tes désirs sont des ordres ! Nous voici, cheminées disposées à nous laisser encore allumer par le feu de ton Esprit. Dis seulement une parole, envoie seulement une étincelle, et nous serons embrasés ! Amen.