1er dimanche de Carême

dimanche 06 mars 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Tout quitter !

Le premier verbe de cette grande page d’évangile, ce n’est pas le verbe « tenter », ni même le verbe « résister ». Avez-vous retenu ce premier verbe, qui est la porte d’entrée vers la victoire du Christ sur les tentations ? C’est le verbe « quitter » : « Jésus, rempli d’Esprit-Saint, quitta les bords du Jourdain ».

Ça pourrait sembler la simple expression d’un mouvement géographique, si ce verbe n’avait un retentissement dans la Bible tout entière ; comme un mot incontournable pour dire l’Alliance à vivre avec Dieu et le sens de la vie sur terre : quitter !

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Ainsi, selon l’écho qu’en donne aujourd’hui la 1ère lecture, le Seigneur demande à Abraham : « Quitte ton pays » (Gn 12,1) ; une parole qui résonne particulièrement pour nous, en ces temps où nous voyons tant d’ukrainiens contraints de tout quitter. Mais pour Abraham, quitter, c’est aller vers son destin, vers sa mission : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre » (Gn 22,18). Quand c’est Dieu qui demande de quitter, c’est toujours pour une bénédiction.

« Quitter », c’est aussi ce que les Hébreux avaient dû faire pour retrouver leur liberté : quitter la terre d’Égypte pour gagner la Terre promise, en passant par un désert. Et si le peuple lui-même avait crié vers son Dieu pour être libéré de l’esclavage selon la 1ère lecture, une fois au désert, il se demande si ça valait vraiment la peine de tout quitter. Certains sont même prêts à revenir en Égypte pour retrouver la nourriture d’esclavage qui leur manque à présent. Quitter, c’est donc le verbe du choix : choisir quelque chose en quittant son contraire ; et choisir sans regarder en arrière.

« Quitter », c’est donc aussi dans la bouche de Jésus le verbe-clé de l’engagement. « L’homme quittera son père et sa mère. » Le Seigneur fonde ici le sacrement du mariage, en reprenant la parole du livre de la Genèse : il faut quitter pour faire alliance.

« Celui qui aura quitté pour moi un père, une mère, une terre…recevra au centuple », promet encore Jésus. Quitter porte une fécondité que l’on ne repère sans doute pas sur le moment. Mais le Seigneur Lui-même promet un centuple à ceux qui osent quitter.

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Quitter, c’est aussi l’expérience fréquente de nos vies. Sans cesse, il faut quitter des proches après des vacances auprès d’eux. Il faut quitter ses attaches pour aller faire des études. Il faut quitter un métier et un rôle social pour passer à la retraite ; quitter la jeunesse pour le vieillissement, quitter la bonne santé quand vient la maladie, et quitter l’état de malade quand revient la santé. Dans l’histoire du Laus, c’est de Benoîte que les manuscrits disent : « On la quitte avec regret », tant sa compagnie était agréable et consolante.

Et tant d’autres moments dans nos vies où il faut quitter, jusqu’au plus douloureux de tous, quand partent ceux qui nous « quittent », comme on dit pudiquement de ceux qui meurent. Pour nous-mêmes aussi, la perspective de « quitter » cette terre peut susciter un grand vertige. La vie est ainsi un chemin où il faut toujours quitter, pour accueillir ce qui doit advenir.

Mais si quitter fait partie de la condition humaine, nous peinons cependant à y consentir vraiment, avec des raisons qui nous sont propres, plus ou moins identifiées : peur de perdre ou paresse de devoir avancer ; crainte de la nouveauté ou complicités avec le mal… Quitter notre tranquillité ou nos idées toutes faites, quitter nos habitudes ou quitter nos écrans, quitter nos obsessions ou quitter les péchés dans lesquels nous retombons toujours … Il est difficile de quitter, n’est-ce pas ? Et l’on sent bien que, s’il y a un grand combat dans la vie, c’est celui qui consiste à quitter sans vouloir s’accrocher…

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Et voilà qu’aujourd’hui, en ce début de Carême, ce verbe nous est offert en prélude au grand combat du Christ contre Satan au désert. Un verbe à recevoir comme une invitation, un encouragement ou une exhortation : « Jésus quitta les bords du Jourdain. »

Le Christ accepte de quitter un lieu paisible, où l’eau est abondante. Maintenant qu’il est au désert, et au fur et à mesure que le jours passent, il doit se souvenir de l’eau fraîche et de la brise légère des bords du Jourdain. Ça doit terriblement lui manquer. Il pense sans doute aussi aux barques des pêcheurs, remplies de poissons, Lui qui, désormais, a le ventre bien vide.

Mais ce que le Christ a quitté en s’éloignant du Jourdain pour aller au désert, c’est bien plus encore. Il a quitté le lieu où la voix du Père l’avait comblé en lui disant : « Tu es mon Fils bien aimé ; en toi, je trouve ma joie » (Luc 3,22). Et l’Esprit Saint était descendu, comme une colombe, le recouvrant de son amour infini. Ce que le Christ quitte en s’éloignant des bords du Jourdain, c’est donc ce qu’il vivait de toute éternité au sein de la Trinité. Comme une première tentation, Jésus aurait peut-être volontiers dressé trois tentes sur les bords du Jourdain, à l’image de Simon-Pierre tenté plus tard de le faire sur le mont Thabor : pour fixer la gloire et se garder de devoir la quitter.

Saint Marc dira même que l’Esprit Saint « pousse » Jésus au désert. Il faut que l’Esprit le pousse à quitter ce qui aurait pu le laisser dans la douce contemplation de ce qu’il vivait au Ciel de toute éternité. Mais puisqu’il est venu pour nous sauver, le Christ accepte de quitter la voix du Père ; il se laisse pousser par l’Esprit au désert et il y reste seul. Ce mouvement de quitter résume donc tout le grand mouvement de Dieu pour nous sauver : le Fils éternel a quitté sa condition divine, dit saint Paul dans l’épitre aux Philippiens. Il l’a quittée pour nous sauver.

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Ayant quitté le cœur de la Trinité, sans jamais bien sûr s’en être éloigné, le Fils de Dieu expérimente d’abord la douloureuse condition humaine, depuis que l’homme et la femme avaient dû quitter le jardin des origines. Loin de Dieu, ils ne pouvaient plus trouver ni la paix ni le bonheur durable. C’est pourquoi il fallait que le Sauveur quitte le cœur de la Trinité pour rejoindre l’humanité égarée.

La rejoindre pour qu’elle quitte à son tour : lui faire quitter ce qui la maintenait loin de Dieu et la contraignait à la mort éternelle. Ainsi, c’est pour l’humanité entière que le Christ quitte la tentation de facilité en refusant de changer des pierres en pains. C’est pour l’humanité perdue qu’il quitte la tentation du pouvoir en refusant de dominer par la force. C’est pour l’humanité à sauver qu’il quitte la tentation d’être récupéré par le Père en se jetant du haut du temple, car c’est bien pour se jeter dans la mort qu’il est venu jusqu’à nous.

Dans sa résistance aux tentations, le Christ quitte tout ce qui pourrait le séduire et nous séduire. Il le quitte pour nous, nous donnant à la fois un exemple et la grâce nécessaire pour y parvenir à notre tour. Oui, parvenir à tout quitter, des attachements matériels aux complicités avec le Mal.

Dans l’histoire du Laus, on lit ce passage, à la première année des apparitions : « Monsieur le gouverneur de Gap donne une belle robe à Benoîte, qui la porte à la messe de minuit. La Mère de Dieu lui dit de la quitter, qu’elle ne voulait pas qu’elle la porte. C’est ce qu’elle fit ». Il fallait que la bergère du Laus quitte toute idée de profiter des apparitions, mais aussi qu’elle comprenne que sa mission au service de la conversion des pécheurs devait essentiellement consister à aider les autres à quitter. Ainsi, on lit à la 10e année des apparitions : « L’ange dit à Benoîte d’avertir un homme et une fille qui faisaient mal ensemble et commettaient de grands péchés d’impureté. Elle les avertit et ils ne peuvent pas se résoudre à se quitter ; mais elle fait tant, par ses persuasions et ses prières, qu’elle les touche et ils se quittent. »

Quitter nos péchés d’habitude, quitter les plaisirs recherchés pour eux seuls, quitter les richesses où s’étouffent les cœurs les plus généreux, quitter le souci d’être reconnus par les autres... peut-être même quitter le désir volontariste de parvenir à quitter, quand il faut seulement accepter une faiblesse ou consentir à un long chemin avant qu’il soit possible de quitter vraiment.

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Alors, au cours de ce Carême, que prévoyez-vous de quitter ? Que vous faut-il quitter ? Que pensez-vous ne jamais parvenir à pouvoir quitter ? Le Carême, c’est un temps de grâce, pas un temps de repli. C’est le temps de la confession de la puissance de Dieu, pas celui de la démission devant les difficultés. Allez ! Quittons ! Ensemble, quittons ! Quittons les tombeaux, les cachettes et les bunkers ! Quittons tout pour le Christ, car il a tout quitté pour nous. Tout quitté pour nous, sauf nous : « Voici que je suis avec toi, dit le Seigneur dans le livre de la Genèse (cf. Gn 28,15). « Je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai, car je ne te quitterai pas ». C’est la Bonne Nouvelle qui nous fait marcher et vers laquelle nous marchons en ce temps de préparation pascale : Le Sauveur ne nous quittera jamais ! Amen.