18e dimanche du temps ordinaire - clôture de la session des familles

dimanche 31 juillet 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Choisir sa folie

 

Vous est-il déjà arrivé de faire des choses un peu folles ? Une générosité déraisonnable, un défi relevé sans savoir où ça allait mener ou des vacances dans un sanctuaire marial : des choses un peu folles, mais qui donnent des couleurs à la vie ! Ah, bien sûr, la folie, ça fait prendre des risques… mais risquer, n’est-ce pas tout simplement vivre ? D’ailleurs, les plus belles choses que nous avons faites jusqu’ici dans nos vies, n’est-ce pas quand nous osé un peu de folie ?

Tiens, essayez donc de vous rappeler la dernière fois où vous vous êtes lancé dans quelqu’un chose d’un peu fou... Si jamais ça ne vous revient pas à l’esprit, c’est sans doute qu’il est urgent de s’y mettre : un peu de folie pour rendre la vie plus pétillante, plus lumineuse, plus joyeuse… et se sentir vraiment vivants !

Cette folie-là nous fait particulièrement ressembler à Dieu. En milieu de semaine, le père Miguel nous l’a bien rappelé : Dieu est fou d’amour pour nous, jusqu’à la croix que saint Paul qualifie de « folie » aux yeux du monde. « Mais pour ceux qui vont vers leur salut, dit l’Apôtre, pour nous, (elle) est puissance de Dieu » (1 Co 1,18).

Oui, quelque chose de la puissance de Dieu se manifeste en nous quand nous choisissons cette forme de folie qui nous associe à la victoire de la croix : une puissance qui dépasse la gestion raisonnable des choses et la maîtrise du temps… pour se laisser attirer par la folie de l’amour vainqueur !

Si nos vies ne reflètent pas au moins un peu de cette folie divine, est-ce que nous pouvons vraiment nous dire chrétiens ? Si nos familles et nos communautés n’expriment pas quelque chose de cette folie, sont-elles fidèles à leur Maître et Seigneur ? « Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages » (1 Co 1,27), dit encore saint Paul. Nous avons été choisis pour manifester la folie de Dieu ! Alors, il faut que ça se voie, il faut que ça se vive ! Tiens : si vous étiez ici-même hier soir, vous l’avez vue, cette belle folie des enfants de Dieu : au cours d’une veillée festive, nous avons été un peu fous… de cette folle joie d’être vivants, douce folie d’être ensemble et de nous savoir sauvés en espérance !

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Alors, ce dimanche pourrait bien être appelé « le dimanche de la belle folie » : le dimanche du choix de la folie divine plutôt que la folie humaine. Car dans l’évangile d’aujourd’hui, Jésus parle clairement de folie, mais d’une autre folie que celle qui vient de Dieu ; c’est une folie à l’envers de celle du Christ. « Tu es fou », dit le Seigneur à un homme qui s’est préoccupé d’agrandir ses greniers pour sécuriser son avenir. « Tu es fou », lui lance Dieu Lui-même.

Cet homme paraît pourtant bien raisonnable aux yeux du monde : il a mis de côté, il a été prévoyant, il s’est abrité contre les aléas de la vie. On ferait son éloge dans les revues économiques et les séminaires de gestion… Alors, en quoi est-il fou et quelles folies vient-il débusquer en nous ?

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Je crois qu’il y a 3 grandes raisons pour lesquelles Jésus qualifie cet homme de « fou » ; 3 raisons qu’il faut regarder bien en face pour discerner nos propres folies afin de les renverser et de les convertir en folie de Dieu.

Cet homme est d’abord fou de penser qu’il va trouver du sens à sa vie sans les autres. Avez-vous remarqué qu’il ne parle à personne, il ne vit avec personne ? Dans cette histoire, il n’y a que lui : lui et ses biens matériels. Il s’est isolé dans la solitude de ce qu’il possède ; si bien que, même quand vient la nécessité de discerner ce qu’il doit faire, « il se dit à lui-même », précise le Christ. Il n’a personne avec qui échanger : il vit en cercle fermé et il ne se parle qu’à lui-même.

Son souci de ne manquer de rien lui a fait manqué l’essentiel : la relation, sans laquelle la vie humaine n’aurait pas de sens, car nous sommes tous faits pour être en relations, tous faits pour aimer et pour être aimés. Alors, quelle folie de mettre nos cœurs dans ce qui nous ferme aux autres ! C’est peut-être cette folie-là qu’il faut identifier en nous, pour profiter des grâces de conversion du Laus en lâchant ici tous nos enfermements sur nous-mêmes.

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Deuxième grande cause de folie, comme une conséquence de la première : en n’étant pas dans la logique de relation, l’homme de la parabole est en logique de possession. Il se rassure en possédant. Il pense y trouver la paix, la sécurité. Mais c’est l’un des plus grands mensonges du monde : on ne trouve pas le bonheur dans les possessions matérielles ! On risque même de s’y perdre : y perdre le sens des réalités, y perdre son cœurs en étouffant la générosité… et peut-être même y perdre son âme pour l’éternité.

 

Car la possession des biens matériels fait courir le risque de l’aveuglement sur les besoins des autres. Plus encore, l’habitude prise par une âme de posséder des choses la conduit à vouloir insidieusement posséder aussi les autres. C’est donc un discernement essentiel à faire en soi : avec les autres, suis-je en relation ou en possession ? Même avec des amis, même avec un conjoint : relation ou possession ?

Si jamais la possession domine en nous sur la relation, entendons bien le Christ nous dire aujourd’hui : « Tu es fou ! » Fou de vouloir posséder au lieu d’accueillir et de recevoir !

Cette folie-là appelle donc une conversion urgente : la conversion des déterminants possessifs… car possessif rime avec agressif : « mon », « ma », « mes »… et je montre les dents quand je crains de perdre ce qui m’appartient. La véritable sagesse consiste alors à convertir nos logiques de possession en logiques d’accueil : non pas « ma famille » ou « mes affaires », ni « mon rythme » et « mes idées », mais : « la famille que j’ai reçue de Dieu », « les affaires que le Seigneur m’a confiées », « le rythme que j’ajuste au cœur de Jésus » ou « les idées par lesquelles je ne cherche pas à avoir raison mais à témoigner de la vérité ». En nous voyant ainsi comme des gérants de ce qui n’appartient qu’à Dieu, nous évitons la folie de la possession.

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La troisième folie de l’homme de la parabole est plus évidente encore : qui d’entre nous serait assez fou pour acheter un nouveau smartphone sur la promesse qu’il fonctionnera au maximum une semaine ? Qui d’entre nous investirait dans une nouvelle voiture avec la garantie qu’elle tombera en panne au bout de 100 kilomètres ? Non, nous ne sommes pas fous : nous n’acceptons pas de nous laisser ainsi avoir ! Pourtant, cette folie d’investir dans l’obsolescence programmée peut quand même nous habiter : nous savons que tout sur Terre est éphémère, mais nous y mettons parfois nos cœurs : dans des objets, dans des responsabilités, dans des titres et des honneurs… nous mettons follement nos cœurs !

« Vanité des vanités », disait le sage Qohèleth dans la première lecture. « Vanité », au sens où c’est totalement vain, sans utilité, sans fécondité… et en plus, nous le savons… mais nous nous laissons piéger ! Nous nous laissons prendre par la folle tentation de courir après du vent pour nous rassurer. « Tu es fou », dit le Seigneur à l’homme qui a entassé dans ses greniers. « Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. »

Pour convertir cette folie-là, il ne s’agit pas seulement d’être lucide sur l’obsolescence inévitable de toutes les réalités créées. Il s’agit plus encore de reprendre conscience de ce que nous sommes et des temps où nous vivons. Dans la 2e lecture, saint Paul a révélé que, dans le Christ, nous sommes déjà passés par la mort. Nous sommes déjà morts lors de notre baptême. Notre rapport aux réalités éphémères n’est donc pas qu’une sage prise de distance ; c’est plutôt une cohérence de vie avec le mystère profond qui nous habite désormais : « Ressuscités avec le Christ », nous sommes déjà morts aux réalités mortelles pour vivre des réalités éternelles.  Saint Paul en tire cette conséquence : « faites donc mourir en vous ce qui n’appartient qu’à la terre ». C’est une évidence, n’est-ce pas ? Il serait fou d’en décider autrement.

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Alors, sans doute sommes-nous ici ce dimanche pour discerner et décider quelle folie doit nous habiter. Un dimanche pour choisir notre folie : choisir entre la folie de Dieu et la folie des hommes. Celle des hommes, j’ai essayé d’en repérer 3 caractéristiques : folie de manquer la relation avec les autres, folie de vouloir posséder et folie d’investir dans l’éphémère. À l’opposé, l’évangile nous appelle à plonger dans la douce folie du Christ, celle du grain tombé en terre pour porter du fruit... Il est là, notre grain de folie ! Amen.