15e dimanche du temps ordinaire

dimanche 10 juillet 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Le temps des deux pièces d’argent

Quand je me rends à Paris, je dis que j’y monte, alors qu’en fait, j’y descends. Plus au Nord encore, se trouvent les « Hauts de France », mais pour y monter depuis les Hautes-Alpes, on descend en fait un important dénivelé. De même, en Terre Sainte, depuis Jérusalem, on dit que l’on monte à Jéricho, car cette ville se trouve 25 km au Nord que la capitale. Cependant, on y descend d’environ 900 mètres, si bien que Jésus introduit la parabole de ce jour en indiquant : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho »...

 

Ces montées et descentes sont précieuses pour bien comprendre la parabole de ce dimanche. Depuis Jérusalem, bien que l’on monte à Jéricho qui est plus au Nord, on y descend par un chemin qui serpente et que l’on appelait à l’époque « la route sanglante », à cause des voleurs qui y attaquaient souvent les voyageurs, comme dans cette histoire racontée aujourd’hui par Jésus. Par ailleurs, « Jérusalem » signifiant « possession de la paix », l’homme de la parabole quitte le lieu de la paix pour celui du tourment. En « montant » à Jéricho, il y « descend » donc de deux manières : autant parce qu’il s’abaisse en altitude que parce qu’il quitte un lieu de paix pour une route incertaine faisant risquer la mort.

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Les Pères de l’Église, si géniaux dans leur lecture allégorique de la Bible, vont donc y voir une évidence : cet homme qui laisse la « possession de la paix » pour descendre par une route mortelle, c’est Adam, le premier homme pécheur. Il a laissé derrière lui la paix du Paradis pour descendre la dangereuse route du péché et de la perdition. Cet homme, c’est l’humanité entière, ayant quitté la paix en s’éloignant de son Dieu. Et là, elle s’est retrouvée attaquée par des voleurs : les démons, satanés bandits qui vous approchent pour vous détrousser et vous blesser.

 

L’homme qui descendait, le voilà donc « à moitié mort », dit Jésus… En soi, l’expression est étonnante : soit on est mort, soit on ne l’est pas. Comment l’être à moitié ? Comment, sinon parce que quelque chose en cet homme représentant l’humanité, est mort quand il a tourné le dos à Jérusalem, là où il possédait la paix totale. Mais quelque chose en lui reste vivant, quelque chose n’est pas mort : l’espoir d’une rédemption, d’un salut, d’une guérison.

 

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Mais qui donc descendra par cette route dangereuse pour délivrer l’humanité gisant à moitié morte ? Passent d’abord un prêtre de l’Ancien Testament et un lévite. Ils représentent la loi, les commandements. Ils portent le témoignage de la première alliance, belle et profonde… mais ils ne font que passer ; car ce n’est pas la loi qui sauve, ce ne sont pas nos actions qui nous guérissent.

 

Voilà ensuite un Samaritain qui descend ; c’est-à-dire un étranger. Vous l’aurez compris, « étranger » il l’est vraiment, car il vient de loin, de très loin. Cet étranger n’est-il pas le Fils éternel du Père, venant de la Communion trinitaire ? « Descendant », car il a quitté sa condition divine pour venir marcher sur les routes sanglantes de l’humanité ; « descendant », il s’arrête auprès du blessé : « Il le vit et il fut saisi de compassion ». Comme un écho à l’évangile de saint Marc, chapitre 6, verset 34 : « Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de compassion envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. »


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Cette parabole n’est-elle donc pas un merveilleux condensé de toute l’histoire de l’Alliance de Dieu avec l’humanité ?... Toute l’histoire, dans ce qu’elle porte de drame, de souffrance, mais aussi d’espérance et de guérison. Dieu n’a pas voulu nous laisser à moitié mort, il ne nous a pas abandonnés dans cette dramatique descente loin de la paix. Il est venu Lui-même pour nous soigner, panser nos blessures et nous porter sur sa monture pour nous conduire jusqu’à l’auberge de la convalescence. Il est ensuite parti en promettant qu’il reviendra : ce sera son retour dans la gloire pour juger les vivants et les morts.

 

Voyez combien cette parabole n’est pas qu’une invitation à ouvrir les yeux sur toutes les souffrances du monde. Bien sûr qu’elle l’est, et qu’elle nous provoque, peut-être même qu’elle nous accuse : combien de blessés laissons-nous sur le bord du chemin, parce que nous n’avons pas de temps pour eux ou pas envie de faire attention à eux ? Évidemment qu’il faut d’abord entendre cette parabole comme un appel à la solidarité. Mais une solidarité fondée sur celle du Fils de Dieu ; une charité puisée dans le cœur de Jésus. D’où l’importance de partir de Lui, de le contempler Lui, pour ne pas réduire l’Évangile à une morale à appliquer… sans quoi l’on retournerait à la logique de la loi qui ne sauve pas.


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Nous voici donc appelés à contempler ce Samaritain afin d’y saisir l’amour de Jésus pour l’humanité ; l’amour qu’il a pour vous, l’amour qu’il a pour moi… aucun d’entre nous, il n’entend le laisser seul sur le bord du chemin. Aucun blessé, sans qu’il ne se penche sur lui ; aucun blessé sans qu’il ne le charge « sur sa propre monture », dit la parabole. « Sa propre monture », c’est la croix bien sûr ! Sur la croix, le Christ prend toutes nos souffrances. Il se charge de l’humanité à moitié morte, pour mourir, lui, tout entier, et nous donner la vie !

 

Chaque détail de cette parabole nous parle ainsi de la surabondance de l’amour divin ! Jusqu’au dernier détail : en nous portant sur la monture de sa croix, le Christ nous mène jusqu’à l’auberge où peut se vivre notre convalescence. Cette auberge, c’est l’Église bien sûr ; et la convalescence, c’est celle que nous vivons tout au long de notre existence sur Terre.

 

Ne sommes-nous pas bien dans cette auberge de la convalescence qu’est l’Église ? Il est bon de nous le dire, par-delà toutes nos déceptions et les erreurs de gens d’Église : nous sommes bien dans notre Église, car elle est ce lieu où le Christ a voulu rassembler tous les blessés pour une grande œuvre de convalescence !


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Afin de permettre cette convalescence, voilà qu’il laisse « deux pièces d’argent » à l’aubergiste. Pourquoi deux pièces et pas une seule, ou trois, ou quatre ? Pourquoi sinon pour nous interroger sur ce que le Christ a laissé à son Église afin de permettre la convalescence de chacun d’entre nous et de nous tous ensemble, jusqu’à ce qu’il revienne dans la Gloire ?

 

Je vous invite alors à vous poser la question : quelle signification voyez-vous dans ces deux pièces d’argent que le Christ a laissées pour notre convalescence ?  Il me semble que ce n’est pas une question secondaire, car si individuellement nous sommes parfois encore le blessé sur le bord de la route, collectivement, nous sommes dans l’étape de l’histoire de l’humanité où le Christ a déjà tout porté sur la monture de sa croix pour nous placer dans l’auberge de l’Église jusqu’à ce qu’il revienne.

 

Entre le moment où il a tout donné pour nous sauver et le moment où il reviendra dans la Gloire, se trouve le temps présent, le « temps des deux pièces d’argent ». Donc, en saisissant bien ce que sont ces deux pièces d’argent, nous pourrons mieux comprendre les temps où nous sommes. Je vous propose alors quelques pistes, comme une invitation à en chercher encore d’autres par vous-mêmes : quelle est donc la signification possible de ces deux pièces d’argent pour les temps où nous sommes ?
 

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Première piste : ces deux pièces d’argent, ce sont peut-être les deux tables qui nourrissent nos âmes : la table de la Parole de Dieu et la table de l’Eucharistie. Jusqu’à son retour, le Seigneur nous a laissé ces deux grands trésors : deux moyens essentiels pour notre convalescence.

 

Entendez-vous, hommes et femmes blessés ? Si nous ne prenons pas les deux grands remèdes de la Parole de Dieu et de l’Eucharistie, le Bon Samaritain aura eu beau nous porter sur la monture de sa croix, nous ne pourrons pas espérer guérir de tous nos maux.

 

En ce mois de juillet, l’interpellation est donc claire : ne mettons jamais en vacances ni la Parole de Dieu ni la Messe ! Ce sont les deux remèdes à toutes les agressions des bandits sataniques, à toutes les blessures des routes dangereuses de la vie. Par pitié, ne nous en privons jamais des deux pièces d’argent de la Bible et de la Messe !
 

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Deuxième piste : ces deux pièces d’argent sont peut-être aussi les deux commandements qui n’en font qu’un : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. C’est bien ce que le Seigneur nous a laissé, comme un testament : aimer Dieu de tout notre cœur et notre prochain comme nous-même. C’est un grand remède pour guérir de tous les orgueils, de tous les égoïsmes, de tous les mauvais attachements : l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Deux pièces de grande valeur, qui ont la particularité de se multiplier au fur et à mesure qu’on les dépense !

 

Là aussi, la période estivale est l’occasion non seulement de se poser pour faire le point, mais plus encore d’oser faire davantage d’exercices : amour de Dieu et amour du prochain. S’il passe une seule journée sans que nous ayons honoré les deux, notre chemin de guérison en est freiné, peut-être même remis en cause. C’est donc un remède à prendre chaque jour : l’amour de Dieu et l’amour du prochain ; deux pièces d’argent qui brilleront pour l’éternité !
 

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Troisième piste : ces deux pièces d’argent, ce pourrait être aussi la foi et la raison, les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers Dieu, disait saint Jean Paul II. La raison comme exercice de notre intelligence pour percer le mystère de la connaissance ; la foi comme attitude de contemplation pour laisser la Lumière d’En Haut nous éclairer.

 

Voici deux pièces de grande valeur que le Seigneur nous a laissés jusqu’à son retour, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous Le voyons face à face. D’ici-là, il nous faut consacrer du temps, de l’énergie, de l’attention à ces deux pièces d’argent : deux ailes pour prendre de la hauteur sur notre quotidien. Voilà encore ce que la période estivale pourrait bien favoriser.
 

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Vous le saisissez donc, frères et sœurs : que ces 2 pièces d’argent soient la Parole de Dieu et l’Eucharistie, ou les deux commandements de l’amour de Dieu et du prochain, ou les deux ailes de la foi et de la raison pour s’élever vers Dieu, ou autre chose encore que vous pourriez découvrir personnellement… quoi qu’il en soit de l’interprétation que l’on peut en donner, il s’agit de bien l’entendre : les temps où nous sommes, ces temps qui sont les derniers, ce sont les temps des deux pièces d’argent.

 

Pas ceux des gros comptes en banques ni de l’Église triomphante. Ce sont des temps de sobriété, avec deux pièces de monnaie seulement ; des temps de modestie. Mais des temps où tout ce qui nous est nécessaire pour guérir a déjà été payé par le Bon Samaritain descendu du Ciel. Deux pièces d’argent : une pour descendre vers les besoins des autres ; une pour monter vers l’éternité qui nous attend. Amen.