5e dimanche de Carême B

dimanche 21 mars 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Coup de tonnerre

Coup de tonnerre à Jérusalem !

 

C’est ainsi que la foule perçoit ce qui est en train de se passer : comme un coup de tonnerre !

 

Ce n’est pas la première fois que le Tout-Puissant s’exprime ainsi. Au pied de la montagne du Sinaï déjà, le Seigneur s’était manifesté à Moïse par de grands coups de tonnerre. « Dans le camp, tout le peuple trembla », dit le livre de l’Exode (Ex 19,16). Contemplant la grandeur divine, le psaume 28 chante : « Le Dieu de la gloire déchaîne le tonnerre » (Ps 28,3). Isaïe prophétise : « Le Seigneur de l’univers interviendra dans le tonnerre » (Is 29,6). Saint Jean en fait l’expérience : « Et j’ai entendu une voix venant du ciel, comme la voix des grandes eaux ou celle d’un fort coup de tonnerre » (Ap 14,2).

 

Elle est puissante, la voix de Dieu ! Puissante, virile et majestueuse, quand le Souverain Créateur de l’univers se manifeste aux petites créatures que nous sommes ! Devant Lui, toutes les voix du monde, la voix des puissants de la Terre, la voix de notre orgueil… toutes ces voix-là sont tellement dérisoires ; ridicules devant la voix du Tout-Puissant qui résonne comme un coup de tonnerre !

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Le temps du Carême est alors un moment favorable pour retrouver ou soigner notre sens de la transcendance divine. Non pas pour nous en effrayer, quoiqu’il soit parfois nécessaire d’être remis en place pour quitter l’horreur du péché. La voix puissante se fait alors colère : « Pour qui te prends-tu, humanité orgueilleuse, quand  tu déformes la vérité, exploites la création, abîmes les petits, détournes le corps humain de sa finalité et manipules la vie ? » Comme un coup de tonnerre, le Tout-Puissant dénonce la folie de se prendre pour Lui ! Et quel coup de tonnerre intérieur pour celui qui prend conscience que ses péchés sont d’abord une offense faite au Dieu très-Haut !

 

Nous avons sans cesse besoin de retrouver notre juste place de créature, pour que le respect dû au Tout-puissant s’éveille toujours davantage dans nos vie et se répande dans l’humanité entière ! Il n’y a pas de chemin de foi authentique sans proclamation de cette grandeur infinie de Dieu. Notre venue à la messe, chaque dimanche, est d’ailleurs essentielle pour nous replacer comme petites créatures devant la grandeur du Très-Haut.

 

Essentiel aussi pour saisir que la réalité est tellement plus grande que nous ne l’imaginons. Au sanctuaire du Laus, nous avons la grâce de pouvoir entendre l’expérience spirituelle de la bergère Benoîte. Elle témoigne de manière éclatante de cette réalité plus vaste que notre perception ordinaire des choses. Ainsi Benoîte s’entretient avec Jésus et Marie, s’amuse avec les anges, dialogue avec les saints, combat contre le démon et goûte la valeur infinie de la charité. Si elle en témoigne, c’est pour nous aider à le saisir : tout est tellement plus grand que nous ne le percevons ! Nous voyons toujours la vie de manière bien trop petite et à trop court terme.

 

Ce sera une immense surprise pour nous tous au Ciel ! Le coup de tonnerre deviendra sublime feu d’artifice quand nous verrons de nos yeux combien tout est plus grand que nous ne pouvions le penser. Nous comprendrons plus grand, nous aimerons plus grand, nous louerons plus grand ! Vivement le Ciel !

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Mais pour le moment, nous sommes encore en pèlerinage sur cette Terre ; sans déserter ce beau chemin, mais au contraire en le vivant à fond. Non pas en profitant de la vie comme on dévorerait une réalité qui passe trop vite, mais en s’ouvrant à la transcendance absolue de Dieu ! Cela seul nous prémunit de réduire le Très-haut à nos pensées, à nos problèmes, à nos conceptions. Plus grand que notre mesure du temps, plus ambitieux que nos plus audacieux projets, plus amoureux que nos amours les plus authentiques : tel est Dieu dans sa Toute-Puissance !

 

C’est d’ailleurs sans doute en percevant quelque chose de cette grandeur infinie, que l’auteur de la lettre aux Hébreux a insisté, dans la 2e lecture, sur l’obéissance due à Dieu. Non pas un Dieu à notre service, mis en demeure de résoudre nos problèmes ou au moins de les expliquer ; mais un Dieu infiniment plus grand que nous, qu’on n’a jamais à commander.

 

Cette obéissance n’est pas seulement reconnaissance d’un plus fort qui fait autorité sur nous. La lettre aux Hébreux fonde notre obéissance au Père éternel dans l’amour que Lui porte son Fils dans l’Esprit. « Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances l’obéissance ». Comment des souffrances peuvent-elles enseigner l’obéissance, sinon le choix libre d’obéir à l’amour plus qu’à la peur de souffrir ? Telle est l’offrande parfaite du Fils à son Père !

 

Et parce qu’il a pris sur Lui l’humanité entière en devenant homme et en se chargeant de nos péchés, le Fils porte une obéissance d’amour qui nous remet dans le bon sens : le sens de la dépendance vitale à l’égard de notre Source et de notre Fin véritables. Désormais pour nous, obéir à Dieu, c’est accepter l’alliance nouvelle qui nous a été gratuitement donnée. Le Carême n’est donc pas tant une marche de perfectionnement individuel qu’un consentement à cette réorientation personnelle et universelle vers le Très-Haut ! Telle est l’obéissance que nous devons au Tout-Puissant.

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Pour nous emporter dans ce grand mouvement, saint Jean nous rend complices dans son évangile d’un dialogue entre le Père et le Fils, dans la puissance de l’Esprit Saint : « Père, glorifie ton Nom », dit Jésus. Le Fils n’est pas centré sur Lui-même. Sa demande n’est pas celle d’une préservation personnelle ou d’une autoglorification : « Père, glorifie ton Nom ! » Le Christ désire que le nom de son Père rayonne sur l’humanité, et comme le nom du Père est miséricorde, le Fils veut nous ramener à son Père. La voix du Très-Haut répond comme un coup de tonnerre au désir du Fils éternel : coup de tonnerre amoureux, d’un consentement mutuel à tout offrir pour nous sauver !

 

Cette manifestation puissante est « pour vous », dit Jésus aux témoins présents à Jérusalem, comme il présentera « pour vous » son corps donné et son sang versé. La voix puissante du Père vient manifester aux yeux des hommes le coup de tonnerre de cette révélation grandiose : Il ira jusqu’au bout pour nous sauver, jusqu’à donner son Fils ; et le Fils voudra se donner au Père ; et l’Esprit Saint scellera cette commune offrande pour que la Vie divine devienne notre vie.

 

Ce coup de tonnerre décisif pour l’humanité entière, ce sera l’événement de la croix. « Quand j’aurai été élevé de terre », dit Jésus. Cette élévation que l’évangile de dimanche dernier nous invitait déjà à contempler, la voilà plus nette encore à l’approche des Jours Saints : les forces du mal vont trembler, la mort va subir un coup de tonnerre fatal, le Christ va jaillir du tombeau comme un éclair.

 

Alors, si l’immensité des galaxies peut nous faire entrevoir quelque chose de la toute-Puissance du Très-Haut, c’est encore davantage la croix qui en témoigne : abîme de don, tonnerre de bonté, ouragan de miséricorde… telle est la grandeur abyssale du mystère que ce Carême veut nous faire davantage pénétrer ! Une Toute-puissance tellement aimante qu’elle est impuissante devant un libre refus ; mais une Toute-puissance tellement miséricordieuse qu’elle porte sur elle ce refus afin de nous en libérer éternellement si nous le voulons.

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Pour vivre la Semaine Sainte qui approche comme un renversement complet, un double défi nous attend donc ces prochains jours.

 

Le premier défi, c’est la conciliation entre transcendance et proximité : ne pas amoindrir le Dieu tout-puissant parce qu’Il se fait proche. Pouvoir tutoyer le Ciel et appeler Dieu du nom de « papa » ; communier à la Présence eucharistique du Fils éternel et le rencontrer authentiquement dans les plus petits ; reconnaître que nos corps-mêmes sont des temples où vient résider la 3e Personne de la Sainte Trinité… tout ce grand mystère de proximité divine pourrait nous conduire à réduire sa transcendance. Mais nous vivons de cette révélation sublime : Dieu manifeste au plus haut point sa grandeur infinie dans sa capacité à se faire tout-petit. Transcendance et proximité sont donc à goûter, sans jamais faire le choix de l’un au détriment de l’autre : c’est le premier défi qui nous tient dans la vérité.

 

D’où un deuxième défi, plus redoutable encore : ne pas chercher de plus éclatante manifestation de la grandeur divine que celle de la croix. Les humains que nous sommes, toujours tentés par l’appétit de puissance, savent alors où aller s’abreuver pour vivre sur Terre dans le bon sens : en s’approchant du côté ouvert du Christ sur la croix. Ce cœur agit sur nous comme un aimant : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes ». Plus retentissant qu’un coup de tonnerre, le silence du Christ en croix nous retourne vers le Père et nous vivifie dans l’Esprit. Ne nous laissons donc attirer par aucune autre puissance que celle-là, car elle est tout ce à quoi nous aspirons. Elle est déjà manifestation d’éternité ! Amen.