mercredi 02 mars 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Poussière, sable et pluie

« Tu es poussière et tu retourneras en poussière » ! Cette parole du Seigneur à Adam, ne passons-nous pas l’essentiel de nos vies à lutter contre ? Être poussière insignifiante, personne ne le souhaite, n’est-ce pas ? Alors, nous luttons pour convaincre les autres - ou nous convaincre nous-mêmes - que nous avons de la valeur. Non, je ne suis pas que poussière ! Je suis « quelqu’un », je suis unique ; un être vivant qui veut aimer et être aimé… Je ne suis pas de la poussière…

Et pourtant, après un rapide séjour sur cette Terre, incinération ou pas, nous finirons tous en poussière. De l’être humain, le livre de la Sagesse dit : « Né de la terre il y a peu de temps, il retournera bientôt à la terre dont il fut tiré » (Sg 15,10). Oui, la mort réduira en poussière les corps les plus séduisants, les carrières les plus brillantes et les projets les plus exaltants. Poussière, poussière, poussière !

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La Parole de Dieu encourage alors souvent à regarder bien en face cette condition qui est la nôtre sur Terre. Ainsi, le psaume 38 nous fait prier et supplier : « Seigneur, fais-moi connaître ma fin, quel est le nombre de mes jours : je connaîtrai combien je suis fragile » (Ps 38,5). C’est sans doute une demande précieuse pour que ce mercredi des cendres et tout le Carême portent vraiment du fruit en nous : Seigneur, fais-moi connaître combien je suis fragile !

Se reconnaissant poussière, le psalmiste poursuit en priant : « Vois le peu de jours que tu m’accordes ; ma durée n’est rien devant toi. L’homme ici-bas n’est qu’un souffle ; il va, il vient, il n’est qu’une image. Rien qu’un souffle, tous ses tracas ; il amasse, mais qui recueillera ? » (Ps 38,6-7). Voyez combien nous sommes des poussières retournant à la poussière !

Par le geste des cendres, ce premier jour du Carême veut donc nous resituer à notre juste place : nous sommes des mortels qui, dans quelques années, quelques décennies peut-être, ou quelques jours seulement, ne seront plus que poussières sur cette Terre. Benoîte Rencurel reçut la mission de le dire aux pèlerins. On lit cette parole dans les Manuscrits du Laus : « Si pour cette misérable vie, qui n’est que passagère, nous prenons tant de soin pour la conserver, que ne devrions-nous pas faire pour le spirituel ? Pensez à votre fin dernière. »

Et voilà nos prétentions, nos orgueils, nos vanités, nos démesures en tous genres démasqués pour  en révéler l’extraordinaire futilité. Tout n’est que poussière ! Se répéter chaque matin au réveil, chaque soir au coucher : « tu es poussière », ça pourrait bien faire de notre Carême un temps de vérité, un temps pour revoir les priorités, un temps pour abandonner ce satané orgueil qui nous colle à la peau. L’évangile de ce jour en est un vibrant appel : toutes ces glorioles humaines, après lesquelles il est tentant de courir, ne sont pourtant que poussière. 

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Mais il y a aujourd’hui davantage à entendre qu’un simple appel à s’accepter poussière. Car cette poussière que nous sommes, l’Esprit Saint la conduit, le temps du Carême, jusqu’au désert. Ainsi, pendant ces quarante jours, nous sommes non seulement appelés à nous reconnaître poussière, mais aussi à reconnaître que la vie sur terre est faite de sable.

La poussière, c’est notre condition humaine ; les grains de sable, c’est le monde entier : sable mouvant, sur lequel on ne peut pas construire de choses solides ; dunes qui se déplacent sans cesse, n’offrant aucune stabilité. La pandémie nous l’a violemment rappelé, la guerre en Ukraine aussi, et tant d’événements de nos vies qui nous font saisir, parfois dramatiquement, que la Terre n’est que sable, mouvant et instable.

C’est alors évident : si une poussière s’appuie sur du sable, elle ne trouvera jamais aucune solidité. Elle en viendra seulement à se confondre, à se mêler aux grains de sable, pour s’en trouver davantage encore soumise à tous les vents.

Les 40 jours du Carême au désert sont donc aussi un appel à discerner ce sable sur lequel nous aspirons parfois à construire des refuges et  des renommées ; en entendant bien que le Seigneur Jésus appelle « insensé » celui qui bâtit sur le sable : « La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, les vents ont soufflé, ils sont venus battre cette maison ; la maison s’est écroulée et son écroulement a été complet » (Mt 7,27). Voilà ce qui arrive quand des poussières construisent sur du sable : un écroulement complet, pour une éternité de poussières mortes.

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Nous sommes des poussières dans des réalités terrestres qui ne sont que sable. Ce mercredi des cendres est donc un vrai jour de grâces, parce qu’il nous offre cette lucidité sur notre condition humaine et sur les réalités créées. « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière ».

Mais ce jour des cendres n’est pas un « en soi ». Le Carême n’est pas un « en soi ». Nous commençons aujourd’hui notre marche au désert, mais c’est pour aller jusqu’au jardin de Pâques. Cette marche va préparer nos frères et sœurs catéchumènes au baptême qu’ils recevront dans la nuit pascale. Elle est aussi pour nous tous une grande remise en route jusqu’aux sources de notre baptême, jusqu’à l’eau jaillie du côté ouvert du Crucifié pour nous donner la Vie.

Alors que nous ne sommes que poussières et que les réalités terrestres ne sont que du sable, nous voilà donc mis en marche pour reprendre conscience et raviver en nous la grâce de cette eau qui est venue tout recouvrir.

En météorologie, les nuages de pluie se forment grâce aux poussières, qui servent de support aux gouttelettes d’eau. De même pour nous, qui ne sommes que poussières : en nous élevant vers le ciel, c’est-à-dire en nous approchant du côté ouvert du Christ en croix, nous recevons cette eau dont nous devenons le support, pour qu’elle puisse se déverser sur le monde en pluie généreuse.

Voilà notre vocation de baptisés : accepter de n’être que poussières, mais des poussières tellement aimées par le Seigneur, qu’il les charge, par pure grâce, de son eau vive. Oui, dans l’incarnation, le Seigneur a rejoint notre réalité de poussière. Dans le mystère pascal, il l’a revêtue de l’eau vive du salut, entourant les petites poussières que nous sommes de toute sa puissance de fécondité divine. Et par la Pentecôte, le Seigneur nous a réunis en un même nuage, déversant sur la terre une pluie généreuse et bienfaisante.

Voilà tout le chemin que nous allons parcourir de nouveau, depuis ce jour du mercredi des Cendres, jusqu’à la Passion, puis jusqu’à Pâques et à la Pentecôte : le grand chemin vocationnel de la petite poussière devenue gouttelette d’eau dans l’océan de la grâce !

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Alors, dans quelques instants, quand nous recevrons sur nos fronts ces poussières que sont les cendres, et que nous sera personnellement adressée cette parole de vérité : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », acceptons cette réalité terrestre, tout en confessant la réalité nouvelle dans laquelle nous avons été plongés par notre baptême.

Laissons la grâce envelopper toujours plus les poussières que nous sommes, afin que l’eau baptismale fasse davantage encore de nous des gouttes d’eau abreuvant la terre et rafraîchissant les autres, pour faire fleurir des champs dans les déserts et pour former ensemble de bouillonnants ruisseaux, de paisibles fleuves, d’immenses mers toutes remplies de la grâce baptismale !

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Tu vois : tu n’es donc plus poussière destinée à retourner à la poussière : Oui, tu laisseras ta poussière sur cette Terre, mais le Seigneur t’a fait goutte d’eau unie pour toujours à sa Source de vie, dans le grand nuage de la communion fraternelle.

Alors, petite poussière, pendant ce Carême, laisse donc l’amour divin t’entourer, comme l’eau entoure la poussière : il te transformera toujours davantage, de triste poussière grise en une joyeuse gouttelette d’eau vive. Amen.