29e dimanche du temps ordinaire

dimanche 17 octobre 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Être servi, servir, se servir

Introduction à la messe

Comme chaque année à la même époque, ce dimanche marque aussi l’ouverture de la semaine missionnaire mondiale. La liturgie nous invitera à marquer surtout dimanche prochain cette dimension missionnaire ; mais aujourd’hui, elle retentit déjà dans toute l’Église catholique, à travers le lancement d’une démarche importante, en vue d’un grand synode qui se tiendra à Rome en 2023 et qui est précédé d’un grand processus de consultation. Le pape François a voulu que ce processus soit lancé aujourd’hui dans tous les diocèses du monde. En notre diocèse de Gap, c’est cet après-midi, au cours des vêpres au sanctuaire, que notre évêque marquera l’ouverture de cette réflexion. Mais déjà au seuil de cette messe, nous pouvons tous entendre cet appel à participer à la démarche de notre Eglise, qui veut davantage intégrer tous les baptisés dans sa réflexion, pour que ça ait des conséquences concrètes dans sa manière d’être, d’agir et d’annoncer l’évangile.

À cette intention qui va nous habiter au cours de cette messe, nous ajoutons encore une autre, puisque ce dimanche est au Laus une journée particulièrement consacrée à la vie de couples. Tout au long du mois d’octobre, nous avons voulu marquer chaque dimanche de l’un des aspects de la figure de saint Joseph, en cette année qui lui est consacrée par l’Église universelle et en notre sanctuaire où il est apparu 7 fois à Benoîte. Nous avons déjà consacré un dimanche à Joseph le juste, un autre à Joseph le père adoptif de Jésus ; nous consacrerons dimanche prochain à Joseph travailleur, puis le 31 octobre à Joseph patron de la bonne mort. Et aujourd’hui, c’est Joseph l’époux de Marie que nous regardons particulièrement. Nous lui confions alors tous les couples, particulièrement ceux d’entre vous qui participent au week-end pour couples que nous vivons au Laus. Mais sans manquer de porter aussi dans la prière les couples séparés par le deuil, en pensant de tout cœur à vous, frères et sœurs veufs et veuves. Et en priant aussi pour les couples séparés.

À quoi ça sert de vivre ? À quoi donc sert votre vie ? Pour poser des questions aussi fondamentales, c’est le verbe « servir » que l’on choisit d’employer. Comme s’il n’était pas possible de réfléchir au sens de la vie sans le penser en terme de « service ». Servir, se servir, être servi : une trilogie qui va chercher au fond des cœurs ce qui s’y loge vraiment. Servir, se servir ou être servi ? Cette trilogie permet de penser le rapport aux autres, aux biens matériels et même à Dieu.

Par exemple, dans une vie de couple : en vérité, est-ce que vous servez votre conjoint, est-ce que vous vous servez de votre conjoint, ou est-ce que vous êtes servi par votre conjoint ? Une trilogie dans laquelle chacun des termes ne s’oppose pas nécessairement aux autres, mais doit s’y conjuguer.

Je vous propose alors de faire ensemble un peu de grammaire existentielle, pour conjuguer le verbe « servir » au passif, à l’indicatif et dans sa forme pronominale ; le conjuguer à la lumière de la Parole révélée aujourd’hui par le Christ venu « non pour être servi mais pour servir » (Mc 10,45).

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Conjuguons d’abord le verbe servir au passif : « être servi ». Ça n’est pas nécessairement négatif. Vous qui êtes venus en séjour au Laus, reconnaissez que c’est quand même agréable d’être servi au restaurant du sanctuaire ! Ça fait même partie de ce que vous venez goûter ici : vous mettez les pieds sous la table pour vous laisser faire, afin que la grâce de ce lieu puisse davantage vous toucher.

Mais même si vous payez la prestation hôtelière, de grâce, ne faites jamais du service un dû ! Être servi, c’est toujours un cadeau. J’y pense souvent, quand je suis invité chez des amis : quel cadeau ils me font de se mettre à mon service, ça me touche beaucoup ! Mais ça n’est pas un dû, je le sais très bien. Ça doit donc nécessairement faire jaillir en moi une gratitude et - d’une manière ou d’une autre - une remontée vers Celui qui est la Source de tout ce qui est donné.

Alors, en ce dimanche où nous mettons en valeur au Laus la beauté de la vie de couple par le modèle de Marie et de Joseph, n’est-ce pas l’occasion de raviver en vous, chers couples présents parmi nous, cet émerveillement pour le don que vous êtes l’un à l’autre ? Vous avez choisi de vous mettre au service l’un de l’autre ; mais ce service n’est jamais un dû, même dans la durée, même quand on se connaît bien, même dans la lassitude du quotidien ; et comment accueillez-vous toujours votre conjoint comme un don gratuit ? Comment vous rendez-vous service mutuellement sans compter les points ?

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Mais de la forme passive à la forme transitive, nous avons vite fait de conjuguer le verbe « servir » pour qu’il devienne une forme de domination : « se servir ». Déjà quand un enfant se sert avant d’en avoir l’autorisation, ses parents lui font les gros yeux. Mais ce n’est pas qu’un enjeu de savoir vivre : dans la tentation de « se servir », il y a le désir d’attirer à soi ; le désir de dévorer au lieu de contempler et de partager.

Dans la vie, on peut se servir d’un outil ; il permet de faire l’ouvrage pour lequel il est destiné. Mais personne ne peut jamais devenir « outil » pour les autres. Ce fut un grand combat, celui de la lutte contre l’esclavage, pour que l’on parvienne enfin à reconnaître qu’aucun être humain ne peut être vendu, acheté ni utilisé par un autre.

Or, même si l’esclavage a été aboli, en tous cas dans nos contrées, la tentation peut rester redoutable : se servir des autres pour remplir nos besoins affectifs ou nos projets personnels. Regardez donc les fils de Zébédée dans l’évangile d’aujourd’hui : ils veulent une bonne place dans le gouvernement christique ; et quand ensuite les dix autres disciples feignent d’être offusqués, n’est-ce pas qu’ils auraient aimé avoir eu l’idée avant les deux premiers ? Tentation redoutable de faire des gens des marchepieds pour paraître plus grand ! On se sert alors d’eux comme on le fait d’outils.

Mais Dieu Lui-même nous montre l’exemple : Il ne veut faire d’aucun de ses enfants un outil qu’Il utiliserait à sa guise. C’est, me semble-t-il, tout le sens de cette parole étonnante du Christ, quand il nous appelle à nous reconnaître comme des « serviteurs inutiles ». Nous y avons réfléchi cette semaine, avec ceux d’entre nous qui ont participé à la retraite pour retraités au sanctuaire : est-ce que les retraités sont inutiles ? Et nous en avons conclu qu’ils devaient souhaiter être inutiles, mais dans le sens du Christ. Non pas en pensant ne rien valoir ; mais pour sortir de la conception utilitariste des relations. Si vous aimez quelqu’un en lui disant : « qu’est-ce que tu m’es utile ! », ça manque quand même de romantisme, vous ne trouvez pas ? La beauté de l’amour, c’est quand il fait sortir de la catégorie de l’utile, en se refusant toujours à utiliser les autres.

En notre sanctuaire de conversion, il y a peut-être pour nous à déposer dans la Miséricorde de Dieu tous nos péchés d’utilisation des autres ; et partir pour un nouvel élan, celui qui fait refuser l’utile pour voir tout être humain comme « inutile », au sens où l’on se refusera toujours de l’utiliser pour un bénéfice personnel, mais on voudra l’aimer pour ce qu’il est, en cherchant toute occasion pour le servir. C’est bien ce qui est au cœur aussi de votre engagement scout, vous les louveteaux présents parmi nous : un engagement à servir !

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Nous en arrivons donc à la troisième conjugaison du verbe « servir » : à l’indicatif présent. Quand les disciples se montent la tête pour obtenir de bonnes places, le Christ les reprend, mais en douceur. Sans reproche, sans emportement, il les fait entrer dans la profondeur de son être : car Il est lui-même le Serviteur. Plus tard, Jésus s’agenouillera devant eux pour leur laver les pieds. Pour l’instant, il les prépare à entrer dans ce mystère sans lequel ils ne comprendront pas la croix : mystère du service au cœur du projet divin.

Rendez-vous compte : Dieu a décidé de se mettre à notre service ! Quand on y pense, c’est vertigineux : Dieu Tout-Puissant, Créateur et Maître de l’univers porte au cœur le grand souci : nous servir. Ce n’est pas une idée abstraite ; c’est une réalité qui rejoint chacune de nos vies. Vous comme moi, le Seigneur veut nous servir, il ne cesse de nous servir. C’est prodigieux ! Le Tout-Puissant se fait proche, compréhensif, bienveillant… pour nous servir ! Comment avoir encore peur d’un Dieu serviteur ? Comment vouloir choisir encore les premières places quand on contemple la grandeur du Dieu infini prendre la dernière pour servir ?

Mais attention : le Christ ne nous révèle pas un Dieu self-service, simplement à notre disposition pour nous faciliter la vie quand ça nous arrange. Le cœur de sa mission de Serviteur, Jésus l’exprime ainsi : « donner sa vie en rançon pour la multitude ». Le Fils de Dieu vient servir notre besoin d’être sauvés ! Impossible pour nous de payer la dette du péché de l’humanité. Impossible pour nous de gagner par nos forces la béatitude éternelle. Il fallait donc que le Fils de Dieu Lui-même prenne la place du condamné pour nous en déloger éternellement ! Tel est le plus grand service que Dieu nous rend : nous sauver par pure grâce !

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Se servir, être servi ou servir : cette trilogie nous plonge alors dans le mystère d’éternité, qui imprime sa réalité dans chaque instant du quotidien, jusque dans les vies de couple et de famille, jusque dans la manière d’exercer un emploi ou un bénévolat.

Un mystère qui rejoint aussi la vie de notre Église, tellement bousculée en France ces dernières semaines, et qui se retrouve providentiellement mise en mouvement de réflexion par notre pape François. Je vous le disais au seuil de cette messe : aujourd’hui-même commence dans tous les diocèses du monde la grande démarche en vue du synode sur la synodalité. À l’exprimer ainsi, il n’est pas évident que ça donne envie de s’y associer : un « synode sur la synodalité », de quoi donc s’agit-il ?

L’origine du mot « synode », c’est la notion de réunion, avec une dimension dynamique : une manière de marcher ensemble. En lançant cette réflexion, le pape François nous interroge alors sur les processus qui peuvent aider à vivre la communion dans l’Église, à partager la coresponsabilité et à permettre la réelle participation de tous. Autrement dit : revoir comment nous sommes tous serviteurs et servantes dans l’Église, afin que notre Église réponde mieux à sa mission de servir l’humanité pour lui annoncer le salut éternel.

Ce chantier est vertigineux. Dans le contexte actuel, il peut même décourager ou conduire à ne pas se sentir concernés. Mais nous entendons le Christ serviteur nous appeler à marcher à sa suite, pour devenir toujours plus petits, toujours plus donnés, et entendre en profondeur cette proposition si déroutante et si désirable à la fois : « Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous. »

En ce début de la semaine missionnaire mondiale, pas besoin d’ailler chercher ailleurs notre mission commune : elle consiste essentiellement à faire davantage de notre Église une Église servante, comme Marie et avec Marie, qui dit à l’ange : « Voici la servante du Seigneur ; que tout se passe pour moi selon ta Parole ». Amen.