18e dimanche du temps ordinaire

dimanche 01 août 2021

Par le père Ludovic Frère, recteur

Qu’est-ce que c’est ? 

Mann hou ?... « Qu’est-ce que c’est ? « Voilà le nom donné à cet aliment venu du ciel, que les Hébreux recueillaient chaque jour. Mann hou, qui a donné « la manne » en français ;  Mais il est sans doute préférable de laisser l’expression sous forme interrogative : les Hébreux reçoivent à manger du « Qu’est-ce que c’est ? » 

On imagine alors les repas de famille pendant l’exode. « Maman, qu’est-ce qu’on mange ce soir ? –du « Qu’est-ce que c’est !... Comme ce midi, comme hier, comme demain, le Seigneur nous a préparé un succulent « Qu’est-ce que c’est… » Et ainsi, chaque jour, le peuple hébreu recevait sa portion nécessaire de « qu’est-ce que c’est ? » 

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Une nourriture interrogative, comme l’est souvent d’ailleurs la nourriture de la foi. Avoir la foi, c’est plus se poser les bonnes questions que penser avoir réponse à tout. Des questions pleines de soif, plus que des réponses toutes faites qu’il s’agirait d’apprendre par cœur ; mais des questions qui vont puiser à une Source et qui sont orientées vers une Fin. La foi est ainsi un élan permanent d’émerveillement interrogatif ! 

Devant un paysage de montagne à couper le souffle : Mann hou ? Qu’est-ce que c’est, cette beauté qui crie au cœur : « regarde plus haut » ? Ou devant le mystère d’une naissance : Mann hou ? Qu’est-ce que c’est, cette vie naissante qui est à la fois si banale puisque nous sommes tous passés par-là et si extraordinaire parce qu’on ne s’y habitue jamais. Je vous encourage à avoir toujours dans le cœur et sur les lèvres cette exclamation d’émerveillement : « Qu’est-ce que c’est ? » Quand Jésus appelle à devenir comme des petits enfants pour entrer dans le Royaume des Cieux, c’est peut-être surtout cela qu’il nous demande : ne jamais cesser de nous émerveiller devant ce qui nous dépasse ! 

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Mais Mann hou, c’est aussi notre vocation à tous. Est-ce que nous acceptons d’être des Mann hou, pour le monde ? Des « qu’est-ce que c’est » qui interrogent, qui dérangent, qui empêchent de tourner en rond. 

Un chrétien est forcément un Mann hou, parce qu’il ne vit pas comme les autres. Oui, un chrétien sait faire la fête, mais pas pour s’enivrer jusqu’à frôler la perte de conscience afin d’oublier les difficultés de la vie ; c’est au contraire en pleine conscience qu’il s’enivre de l’Esprit Saint. Un chrétien accepte de bon coeur les règles sanitaires pour le bien commun, mais il refuse de sacrifier à un dieu « sécurité » qui n’offre d’autre espérance que se protéger des autres. 

« Mann hou ! » Qu’est-ce que c’est, ces gens qu’on appelle chrétiens et qui ne vivent décidément pas comme les autres ? Qu’est-ce c’est, ces jeunes parisiens qui auraient pu chercher à voyager au plus vite et qui ont choisi de marcher pendant une semaine les uns avec les autres ? Mann ou ? Qu’est-ce que c’est, ces sessionnistes de Paray-le-Laus qui lèvent les mains à chaque fois qu’ils chantent et qui chantent même parfois pour ne rien dire… Mann ou ? 

Minoritaires et porteurs d’un message qui dérange, nous apparaissons de plus en plus comme des extraterrestres. Eh bien, voilà une occasion favorable pour être vraiment des « Mann hou » qui interrogent le monde, qui l’empêchent de s’endormir et qui le gardent de se perdre.

En acceptant vraiment d’être des « Mann hou », nous aidons notre humanité à se tourner vers son Dieu et à se disposer au salut éternel. C’est cela, évangéliser : susciter le questionnement qui console, qui relève et qui convertit : « Qu’est-ce que c’est, cette foi en un Dieu qui aime jusqu’à mourir sur une croix ? »

Notre présence ici ce dimanche vise d’abord cela : non pas nous laisser dorloter par le Seigneur, même si nous avons bien besoin des bras de Marie pour trouver paix et réconfort en son Fils bien-aimé. 

Mais nous sommes surtout ici pour raviver notre mission d’être des « Mann hou ! ». Des « qu’est-ce que c’est ? » qui interrogent nos contemporains. Qu’est-ce que c’est, ces personnes qui préfèrent venir à la messe plutôt que faire la grasse matinée le dimanche ? Qu’est-ce que c’est, ces chrétiens qui ne cherchent pas à justifier leurs mauvais actes, mais qui les confessent humblement devant un prêtre ? Qu’est-ce que c’est, ces gens qui restent joyeux même dans le deuil, et plein d’espérance même dans la maladie ? Qu’est-ce que c’est, ces drôles d’humains qui n’aiment pas l’argent, qui ne cherchent pas le pouvoir, qui choisissent d’aimer leurs ennemis et qui acceptent de pardonner jusqu’à 70 fois 7 fois ? Mann hou ?
Le Seigneur ne nous a pas donné pour vocation d’être des : « c’est bien ce que tu fais », mais d’être des « qu’est-ce que c’est ? ». N’attendons alors pas que le monde nous dise que c’est bien ce que nous faisons ; mais acceptons de susciter de sa part une interrogation : « qu’est-ce que c’est ? »

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Oh, bien sûr : elle n’est pas facile, cette mission d’être des « Mann ou » ; parce que le questionneur dérange, mais aussi parce qu’il ne possède rien. Dès qu’il cherche à dominer des espaces de pouvoir, le « Mann ou » n’est plus prophète. Il faut donc toujours rester une nourriture, qui se laisse manger par les autres pour leur donner la force d’avancer. Questionner, c’est mettre en route, mais pour mettre en route, il ne faut pas seulement susciter une interrogation, il faut aussi offrir une direction.

« Mann hou » n’est donc pas suffisant. Se demander « qu’est-ce que c’est ? », ça ne détermine pas un but désirable à atteindre. D’ailleurs, l’histoire des Hébreux le montre bien. Ils sont heureux de recevoir la manne, gratuitement… mais arrive un moment où ils perçoivent qu’ils ont besoin de plus que cela. Pas seulement du « Mann hou » qui maintient en éveil de questionnement, mais quelque chose de plus consistant, de plus goûteux. Alors, les hébreux s’interrogent jusqu’à la nostalgie, nous dit le livre des Nombres : « Ah, quand on pense au poisson que nous mangions pour rien en Égypte, aux concombres, aux melons, aux laitues, aux oignons et à l’ail ! Maintenant, nous dépérissons, privés de tout. Nos yeux ne voient plus que la manne ! » (Nb 11, 5-6).

Les Hébreux sont lassés de cette nourriture interrogative. Ils veulent plus que le seul questionnement du « Mann hou », et ils sont même prêts à revenir à leurs anciens esclavages pour trouver davantage à se mettre sous la dent.

Mais ce n’est pas en revenant à leurs anciens emprisonnements qu’ils trouveront la nourriture consistante. C’est en prêtant l’oreille à Celui qui vient tout accomplir en temps voulu. Le Messie, le Sauveur, qui n’apporte plus seulement une nourriture qui interroge : « qu’est-ce que c’est ? » mais une nourriture qui donne tout : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ». 

Jésus nous révèle aujourd’hui : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Le « Mann hou » trouve sa réponse dans la nourriture eucharistique. Voyez comme on dépasse infiniment le « Mann hou » de nos questionnements ! On le dépasse pour entrer dans un autre niveau de révélation et de don : Dieu Lui-même qui s’offre en nourriture de vie éternelle ! 

Le « Mann hou » est alors transformé en « Amen ». Quand nous approchons pour communier, ce n’est pas sous forme interrogative : « qu’est-ce que c’est ? » mais sous forme affirmative : « Le Corps du Christ - Amen », de l’hébreu « Aman », le rocher : la solidité sur laquelle appuyer nos vies, quelles qu’en soient les fragilités et les tempêtes. 

« Amen » à Jésus qui donne son corps et son sang en nourriture, « la vraie nourriture » affirme-t-il encore, avant de prévenir : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous ! » Ce n’est plus une interrogation, c’est une interpellation : vous voulez la vie ? Elle est là ! Donnée en abondance, sans risque d’en avoir un jour assez, contrairement à la manne au désert. Non, ici, c’est de Dieu Lui-même qu’on est nourri : de quoi être rassasié, tout en ayant encore faim de Lui ! 

Le mystère de cette nourriture, c’est qu’elle nous transforme en ce qu’elle est. Nous devenons Celui que nous mangeons ; en communiant au corps du Christ, nous devenons ensemble son corps. 

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Ainsi, la mission de disciples de Jésus n’est pas seulement d’être des « Mann hou » qui interrogent le monde sur le sens de la vie. Notre mission, Jésus nous la donne en faisant de nous tous ensemble son Corps. Son Corps qui nourrit le monde en lui apportant la présence de Dieu Lui-même. Alors, tous ceux qui nous verront ne se diront pas seulement « qu’est-ce que c’est ? », mais leur cœur pourra leur crier : « j’en ai envie ». 

Voilà bien notre double-mission, les deux aspects, les deux niveaux auxquels accompagner tous ceux que nous croisons, des plus proches aux plus lointains : d’abord susciter l’interrogation « Mann hou », puis éveiller au fond des âmes le plus grand désir : être nourri de Dieu Lui-même, qui fait de nous son corps pour donner faim de Lui et rassasier tous ceux qui tendent leurs mains vers Lui. « Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Que tout notre être soit donc un grand « amen » à cette révélation grandiose de Dieu qui se fait notre nourriture. Amen.