16e dimanche du temps ordinaire

dimanche 17 juillet 2022

Par le père Ludovic Frère, recteur

Recevoir la Source pour y boire

Moi, je ne crois pas ! Non, je ne crois pas que Dieu soit descendu parmi nous, je ne crois pas qu’il ait donné sa vie sur la Croix, je ne crois pas qu’il nous ai envoyé son Esprit Saint… simplement pour nous inviter à rendre service sans nous plaindre ! Je ne crois pas que le Fils éternel soit allé jusqu’au bout de l’offrande de Lui-même, au pire de l’horreur de la souffrance, au plus profond de la confrontation aux puissances obscures… simplement pour nous appeler à rester gentils sans nous comparer les uns aux autres !

 

Les actes concrets disent bien sûr la vérité de notre foi et de notre charité, mais si nous réduisons l’Évangile à une simple leçon de savoir-vivre ou de morale, nous passons à côté de sa puissance de Vie. Ainsi pour cette rencontre du Christ avec Marthe et Marie,  dont les premiers mots donnent déjà la tonalité : « Jésus entra. » En soi, rien d’exceptionnel : quand on est invité chez quelqu’un, on y entre. Mais Celui qui entre ici chez Marthe et Marie, c’est le Fils de Dieu, entré dans notre monde pour le rejoindre et le sauver. Celui qui dépasse infiniment toute créature a choisi d’entrer chez nous, c’est-à-dire de se faire l’un de nous pour nous délivrer éternellement du Mal et de la mort. L’enjeu de cette page d’Évangile, c’est donc la façon de recevoir Dieu qui rentre dans nos vies afin de les changer pour toujours !

 

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 « Marthe le reçut », dit saint Luc. Elle « le reçut » contrairement au constat désolé de saint Jean au début de son Évangile : « Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde (…) Il est venu chez les siens, mais les siens ne l’ont pas reçu » (Jn 1,9.11). Ce drame fondamental de l’humanité refusant son Dieu, Marthe et Marie en prennent le contrepied : toutes les deux, elles accueillent Jésus chez elles.

 

La maison de Marthe et Marie représente alors cette part de l’humanité qui reçoit Dieu. Espérons que nous en soyons, nous aussi et de fait, nous en sommes par la pure grâce du baptême ; et si nous nous trouvons ici ce matin, c’est certainement que nous partageons encore ce désir de Marthe et de Marie : nous voulons recevoir Jésus, nous souhaitons bien l’accueillir chez nous, dans nos vies, dans nos âmes, dans nos familles. Nous ne Le laissons pas à la porte ; nous l’accueillons.

 

Et c’est là où cette page d’Évangile prend vraiment toute sa force de Parole qui sauve et qui relève : puisque nous sommes ici, ou connecté à ce lieu, ou auditeur de la radio, c’est bien que nous avons déjà laissé Jésus entrer chez nous et que nous souhaitons Le laisser entrer encore. Oui, mais pour « faire quoi » de Lui, pour « vivre quoi » avec Lui ? N’est-ce pas l’interpellation fondamentale de cet évangile ?... Quand Dieu entre dans nos vies, qu’est-ce que nous faisons de Lui ?

 

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Marthe représente les croyants qui ont sincèrement ouvert leur vie à la présence de Dieu. Elle a même fait preuve d’un grand enthousiasme : elle a couru plus vite que sa sœur pour arriver sur le seuil de la porte et ne pas laisser Jésus une seconde de plus au-dehors.

 

Mais en voyant comment les choses vont tourner ensuite, Jésus pensera peut-être à ce qu’il a enseigné deux chapitres auparavant, dans la parabole du semeur. Le Seigneur a semé du grain sur tous les terrains. Certaines semences sont tombées sur un sol pierreux ou dans des ronces, et Jésus a précisé ce qui habite le cœur de ceux qui le reçoivent ainsi : « lorsqu’ils entendent, ils accueillent la Parole avec joie. » Mais par la suite, les pierres des contrariétés ou les ronces des soucis étouffent la Parole.

 

Ainsi pour Marthe : elle accueille avec joie le Verbe fait chair, elle ouvre la porte à la Parole divine qui vient la visiter. Mais elle n’en fait pas le centre de ses préoccupations. Au lieu de vraiment servir le Christ, elle reste trop préoccupée d’elle-même : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé seule à faire le service ? »

 

Ah ! ça peut bien souvent nous arriver : nous avons accueilli Jésus dans nos vies, mais pris par nos préoccupations, nos désirs d’être reconnus, nos peurs d’être oubliés, nous pouvons Le laisser ensuite de côté, Le laisser en plan pour nous préoccuper de gérer les choses comme nous l’entendons, au risque même de Lui faire des reproches : « Seigneur, ça ne te fait rien de me voir empêtré dans mes problèmes ? » Ainsi centrés sur nous-mêmes, nous accusons Dieu au lieu de bien L’accueillir.

 

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« Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses ». En plein cœur, cette femme agitée reçoit une vive interpellation du Christ, sans doute pas comme un reproche, plutôt comme un appel à apaiser les choses. D’ailleurs, peu de temps auparavant dans l’Évangile, Jésus s’était retrouvé avec ses disciples dans une tempête sur le lac. Eux aussi avaient accueilli dans leur barque le Verbe de vie. Mais dès que le vent s’était levé, ils en étaient venus à s’agiter, plus encore que les vagues. Comme Marthe, dans cette situation où elle perd pieds devant l’impression de ne pas maîtriser les choses. Alors, de même que le Sauveur avait commandé aux vagues pour qu’elles se calment, il commande aujourd’hui aux pensées agitées de son amie : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses ! »

 

C’est donc clair : le Dieu saint, le Sauveur du monde, ne vient pas dans nos vies pour les agiter davantage encore. Entendez-vous ? Notre Dieu ne vient pas nous agiter intérieurement, mais nous apaiser. Bien sûr qu’il peut nous bousculer, nous remettre en question comme il le fait aujourd’hui avec Marthe. Mais c’est toujours pour un apaisement, jamais pour entretenir nos inquiétudes. Le Seigneur vient calmer nos tempêtes intérieures et interrompre nos fuites dans des préoccupations de toutes sortes. S’il entre chez nous, c’est donc pour nous centrer sur l’essentiel de sa présence, parce que nous sommes faits pour Lui : c’est cela, la « meilleure part » dont parle Jésus.

 

Alors, peut-être devez-vous aujourd’hui remplacer dans cet évangile le prénom de Marthe par votre propre prénom, pour entendre le Seigneur vous dire, avec tout son amour : « Marthe, Marthe, tu t’agites et tu t’inquiètes pour bien des choses ». Oui, pourquoi nous inquiéter, pourquoi nous agiter ? Le Seigneur est venu frapper à notre porte. Nous lui avons ouvert, il est entré, il est là . Ne nous inquiétons plus de rien : Il est là !

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 « Marie a choisi la meilleure part » : non pas la part de la fainéantise en regardant les autres rendre service sans rien faire. Mais la part de Dieu : elle accueille son Seigneur dans sa maison intérieure pour Le laisser avoir la place centrale : « Marie, assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole ».

 

C’est son âme qui est assise et qui écoute la Parole éternelle venue la rejoindre chez elle. Marie, c’est l’humanité qui refuse de se laisser étouffer par les soucis et de s’étourdir dans les choses à maîtriser, pour préférer se poser aux pieds de son Seigneur. Vous comprenez : Marthe avait accueilli la Source de Vie, mais au lieu de venir y boire, elle s’était agitée autour. Marie, elle, vient jusqu’à la Source et elle s’y abreuve.

 

Cette page d’Évangile ne vise donc pas à promouvoir la contemplation sur l’action, comme s’il était secondaire de rendre service. Elle vise plutôt à nous donner soif de boire à la Source qui se déverse en abondance sur nos vies, Source sans laquelle nos actions sont vaines et nous nous asséchons comme une terre en pleine canicule !

 

Voilà donc la « meilleure part », qui ne « sera enlevée », selon la promesse du Christ. Une promesse qui devient pour nous tous une profonde interpellation : en accueillant le Sauveur dans notre maison intérieure, prenons-nous vraiment le temps de nous abreuver à sa présence ? Souvent peut-être, il doit interpeler nos âmes : « eh oh, je suis là ! Je suis là, en toi, mais je t’attends encore ! Pourquoi t’agites-tu dans tous les sens ? Pourquoi rester en périphérie de ton être, alors que je t’ai rejoint en son centre ? »

 

Je pense alors à la conversion de saint Augustin, quand il reconnaît devant le Seigneur : « Tu étais au-dedans de moi, et moi au-dehors ; et c’est là que je te cherchais. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec Toi. » Augustin était un peu comme Marthe. Il était « hors de lui-même » comme on le dit quand on s’énerve. « Hors de lui-même », à l’instar de Marthe qui fait des reproches à l’extérieur parce qu’elle n’habite pas son intériorité. Alors, comme elle aussi, Augustin aurait pu entendre : « Augustin, Augustin, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses ! »… Mais le saint évêque continue à prier en disant au Seigneur : « Tu as appelé, tu as crié, tu as brisé ma surdité (…) », avant de conclure : « Quand je me serai attaché à toi de tout moi-même, nulle part il n’y aura pour moi douleur ni labeur ; et vivante sera ma vie toute pleine de Toi ! » Ah, Augustin a vraiment choisi la meilleure part : il est rentré en lui-même pour que sa vie devienne toute pleine de Dieu !

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Allez, frères et sœurs : il n’est pas possible que cet évangile de Marthe et Marie ne change rien en nous aujourd’hui ! Au contraire, ce dimanche pourrait bien devenir un jour décisif, bouleversant peut-être notre vie tout entière. En arrêtant de fuir au-dehors de nous-mêmes alors que le Seigneur vient au-dedans, nous pouvons laisser la Grâce nous faire quitter l’agitation de Marthe pour la solidité de Marie.

 

C’est justement l’invitation que lance une autre Marie, la plus Sainte, dans tous les lieux d’apparition et de dévotion que nous avons honorés au cours de cette semaine de Festival des sanctuaires. La Vierge Marie est le plus bel exemple d’une créature qui a accueilli son Dieu… et pour quelle fécondité ! Si Marie avait été préoccupée d’elle-même, l’Esprit Saint n’aurait pas pu la couvrir de son ombre ; elle aurait été trop fuyante, pas assez disponible. Mais elle a choisi la meilleure part : elle a laissé la première place au Dieu éternel venu frapper à sa porte… et Il a pu faire en elle des merveilles, comme elle le chante dans son Magnificat.

 

Ce qui s’est passé en Marie peut aussi se passer en nous : le Seigneur tout-puissant veut entrer dans notre vie intérieure, mais pas pour être mis de côté ni nous servir de faire-valoir. Il veut la première place pour nous remplir ; la première place, pour une vie toute pleine de Lui. Et si c’était aujourd’hui-même que nous Lui laissions enfin cette première place ? Amen.