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Sunday 4 August - 18e dimanche du temps ordinaire, année C
"Vous êtes mortels, vous êtes morts"
Par le Père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
Vous prenez un train, pour Limoges ou pour Saint-Jacques, et au détour d’un virage, c’est la fin. Vous vivez tranquillement entouré de l’affection de vos proches, avec mille projets, quand tombe un diagnostic : plus que quelques mois à vivre.
Toute annonce de mort nous remet en face de cette réalité, que nous fuyons peut-être parfois : notre condition mortelle. Combien de choix, de projets et d’attachements comme s’il en était autrement ? Mais la réalité nous rattrape forcément un jour ou l’autre : nous sommes mortels.
Le premier enseignement de la Parole de Dieu, en ce dimanche, est certainement de nous rappeler que notre vie sur cette terre n’est pas éternelle ; et donc d’avoir les attitudes et de faire les choix en correspondance avec cette limite inévitable de l’existence terrestre.
* * *
Il est pourtant fort raisonnable, cet honnête homme de la parabole racontée par Jésus. C’est un bon travailleur ; prévoyant, il veut se mettre à l’abri des aléas de la vie. Une apparence de sagesse chez cet homme responsable. Et pourtant, que reçoit-il comme interpellation ? « Tu es fou « . Celui qu’on croyait légitimement prudent est qualifié de « fou » par le Seigneur lui-même.
En effet, oublier que nous sommes mortels, c’est de la folie. C’est nous illusionner nous-mêmes ; c’est vivre un présent désincarné, irréaliste. En un sens, oublier que nous sommes mortels, c’est manquer de vivre.
Regardons bien cet homme de la parabole. Avec qui parle-t-il, avec qui vit-il ? Personne. Personne d’autre que lui n’est mentionné dans son histoire. Et quand il fait des projets, il « se dit à lui-même », précise le Christ. Il ne parle à personne, il ne dialogue pas : il « se dit à lui-même », il vit en cercle fermé. Son souci de ne manquer de rien lui fait manquer l’essentiel. Il n’est pas en relation, parce qu’il est en possession. Et combien de fois le Christ nous révèle-t-il que celui qui veut seulement posséder oublie de vivre ?
Bien entendu, il ne s’agit pas de prôner la pauvreté, alors-même que le Christ nous demande d’aider ceux qui sont pauvres à l’être moins ! Jésus ne dénonce pas la possession des biens matériels ; mais il interroge pour que nous réfléchissions vraiment à ce qu’est le centre de gravité de notre vie. Et il enseignera, juste après la parabole que nous venons d’entendre : « là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (Luc 12,33). Déjà, les psaumes avaient chanté et comme supplié : « si vous amassez des richesses, n’y mettez pas votre cœur » (Ps 61,11).
Où doit donc être notre cœur ? Là où est notre trésor impérissable, dans le Christ, notre Sauveur. Et ainsi, la mort n’est pas à craindre comme la faucheuse de vie, mettant un terme à tous nos projets, à nos amours, à nos bonheurs. La mort est la traversée vers la grande rencontre. Dans les Manuscrits du Laus, on lit ce passage : « [Les] gens doivent bien comprendre qu’ils ne sont pas immortels. […] On devrait [même] faire comme les voyageurs qui demandent toujours à leur guide s’ils sont encore loin et qui se réjouissent quand on leur dit qu’ils arrivent au but »[1].
Il ne s’agit bien sûr pas d’entretenir des pensées mortifères, nous qui sommes faits pour la vie. Mais il s’agit de nous accepter mortels et de savoir qu’un plus grand bien nous attend par-delà la mort.
* * *
Mais entre l’Ecclésiaste - qui reconnaissait que tout est vanité, poursuite de vent sur cette terre de l’éphémère – et saint Paul, qui vit la réalité nouvelle d’une existence dans le Christ, il y a un saut radical dans la conception même de la mort.
Le sage Qoéleth invitait au détachement de ce que nous quitterons de toute façon un jour, car nous sommes tous mortels. Saint Paul, lui, ne dit pas que nous sommes mortels, mais que nous sommes déjà morts ! « Vous êtes morts avec le Christ », a-t-il affirmé tout à l’heure. C’est déjà fait ! La mort n’est donc plus à craindre comme le terme fatidique de notre vie ; elle est à reconnaître comme une réalité que nous avons déjà traversée, parce que le Christ a vaincu la mort sur la croix et que le baptême nous a déjà fait mourir à la vie ancienne. Un saint orthodoxe, Nicolas de Jitcha, écrivait dans ses méditations : « Contemple-toi comme un mort, me dis-je à moi-même, et tu ne sentiras pas la mort venir »[2].
Puisque nous sommes donc déjà morts, regarder les richesses, les honneurs et les plaisirs terrestres avec une certaine distance n’est pas du fatalisme, sachant que tout va finir un jour. C’est la reconnaissance que nous sommes déjà passés à autre chose : « vous êtes morts avec le Christ ». Quel mort se préoccuperait encore de son compte en banque ou de sa nouvelle voiture ? Quel mort se réjouirait encore des médailles qu’il porte autour du cou ? Quel mort s’intéresserait encore à de petits pouvoirs terrestres ? « Vous êtes morts avec le Christ ».
Saint Paul en tire une conséquence essentielle : nous devons choisir de mourir. Non pas seulement accepter que nous allons mourir un jour, mais vouloir mourir chaque jour. « Faites donc mourir en vous tout ce qui appartient encore à la terre », dit l’Apôtre avant de dresser une liste de ce que nous devons peut-être encore faire mourir en nous : « débauche, impureté, passions, désirs mauvais, et cet appétit de jouissance qui est un culte rendu aux idoles. Plus de mensonges entre vous ».
* * *
La folie de l’homme de la parabole n’est donc pas seulement d’avoir oublié qu’il était mortel. Ce qu’il n’avait pas compris, c’est que, par la puissance de vie du Christ, il était déjà mort ; non pas pour qu’il néglige cette vie terrestre et boude les joies profondes qu’elle peut apporter, mais pour renouveler sa manière de penser et ne pas mettre son cœur dans ce qui ne peut que rester en terre.
« Ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut », nous a encore dit saint Paul. Quand on a goûté les délices de l’éternité, comme nous le faisons notamment en chaque Eucharistie, il n’est plus possible de surestimer les biens de la vie terrestre. Nos greniers, nos maisons et nos voitures resteront sur la terre. « Tu es fou » de vouloir t’y attacher !
La vie chrétienne n’est pas une vie vécue à moitié sur terre, une vie boudée ; c’est au contraire une plus grande qualité de vie, en cherchant vraiment ce qui en vaut la peine, en mettant notre énergie dans ce qui ne finit pas dans la tombe. C’est ce que le Christ nous enseigne par l’image du grain tombé en terre. « S’il ne meurt pas, il reste seul », dit le Seigneur. Seul comme cet homme de la parabole, assis sur ses sacs de blés tel Picsou sur son or. Terriblement seul, parce que n’ayant vécu que pour lui-même, en dormant sur ses sécurités matérielles.
« S’il ne meurt pas, il reste seul » ; et seul, il mourra. Mais si le grain meurt, s’il s’ouvre, alors il porte du fruit : il s’élève de terre, il monte vers le ciel, il nourrit ceux qui viennent le récolter. Il donne la vie ! Puisque nous sommes déjà morts avec le Christ, donnons la vie ! Donnons de l’épaisseur à la vie, donnons de la qualité de vie, les yeux fixés sur les délices de l’éternité promise.
En ce 4 août, fête de Saint Jean-Marie Vianney, je termine par une citation du Curé d’Ars sur la folie de nous attacher aux biens de la terre : « Allez de monde en monde, de richesse en richesse : vous ne trouverez pas votre bonheur. La terre entière ne peut pas plus contenter une âme immortelle qu’une pincée de farine dans la bouche d’un affamé ne peut le rassasier ».
Amen.
[1] CA G. p. 74 II [120] – année 1672
[2] Saint Nicolas de Jitcha, Prières sur le lac, Ed. L’âge d’homme, Lausanne, 2004, p. 71.