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dimanche 11 août - 19e dimanche du temps ordinaire, année C
"Un consentement à la vie de Dieu"
Par le Père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
On imagine sans peine les disciples rassemblés autour du Christ, buvant ses paroles mais sans doute circonspects en l’entendant souffler le chaud et le froid. D’abord, un appel à la confiance : « Sois sans crainte, petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume ». Mais ensuite, un avertissement inquiétant : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, n’a pourtant rien préparé, ni accompli sa volonté, recevra un grand nombre de coups ». Et, entre ces deux révélations, des images et des paraboles qui s’emboîtent les unes dans les autres telles des poupées gigognes : image du trésor, de la lampe allumée et du voleur en pleine nuit ; parabole du serviteur en tenue de service et de l’intendant fidèle.
On peut penser que les disciples ont alors échangé des regards intrigués, se demandant comment comprendre les paroles du Maître. L’un ou l’autre a peut-être même donné un coup de coude à Simon-Pierre, histoire de lui dire : "vas-y, toi qui n’as pas peur : demande au Seigneur ce qu’il veut dire !" Alors, le chef des Apôtres interroge : « Seigneur, cette parabole s’adresse-t-elle à nous ou à tout le monde ? »
En effet, quand le Christ demande, par exemple : « Vendez ce que vous avez et donnez-le en aumône », est-ce qu’il l’exige de tout le monde ou seulement de quelques uns, recevant cette vocation particulière ? Si c’est pour tous ses disciples, reconnaissons que beaucoup d’entre nous ici ne lui ont pas obéi ! La question de Simon-Pierre est donc bien légitime : qu’est-ce que le Seigneur attend vraiment de nous ?
Dans l’histoire de l’Eglise, on pourrait croire qu’on a apporté une réponse à cette question : dans les ordres mendiants, des hommes et des femmes ont tout quitté, choisi de ne rien posséder et certains même de faire l’aumône au quotidien. La demande du Christ s’adresserait alors à quelques uns, membres bien sûr du même corps que forment tous les baptisés ; mais ce n’est pas à chaque chrétien que le Seigneur demanderait de donner tous ses biens. Cet enseignement du Christ devrait donc être entendu comme la description d’une vocation particulière, mais certainement pas générale.
Or, Jésus ne va pas du tout se situer sur ce registre. En répondant à Simon-Pierre, il va déplacer la question : « à qui on a beaucoup donné, il sera beaucoup demandé ».
Pour comprendre ce que cela signifie, il est utile de repérer que nous sommes ici au chapitre 12 de l’évangile selon saint Luc. C’est-à-dire que Jésus a commencé sa montée vers Jérusalem, le lieu de l’offrande totale de sa vie. Depuis la fin du chapitre 9, il a fait prendre à ses disciples cette route qui conduira à l’entrée triomphale dans la ville - rameaux en mains - puis au drame du Golgotha et à la joie inouïe du matin de Pâques.
Jésus n’est donc pas en train de créer un ordre religieux ; il prépare ses disciples au mystère pascal. Il fait de cette montée jusqu’à Jérusalem l’occasion de conduire ceux qui le suivent à entrer déjà dans l’offrande de la croix et le bouleversement de la résurrection.
La question n’est donc pas de savoir, comme le suppose Simon-Pierre, si les paraboles s’adressent à tout le monde ou seulement à quelques uns. L’enjeu est résumé par le Christ dans ces paroles, qui concluent l’enseignement de ce jour : « à qui on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage ».
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Il s’agit donc d’abord de reconnaître que le Seigneur nous a beaucoup donné, beaucoup confié, quand il nous a fait entrer dans son mystère pascal. Mesurons-nous la chance que nous avons, la force qui nous habite, de savoir que le Mal et la mort ont été cloués sur la croix, quand le Christ transformait ce geste de haine en offrande d’amour ? Mesurons-nous la chance que nous avons de savoir que le tombeau n’est pas notre dernière demeure ? Oui, celui qui sait cela a vraiment beaucoup reçu. Et nous connaissons tous des personnes qui ne peuvent ou ne veulent accueillir ce mystère de la foi, et qui vivent sans fondement, sans espérance, sans joie profonde.
Ce dimanche est donc d’abord un jour opportun pour nous rendre compte de ce que nous avons reçu. Conditionnés par une culture du « toujours plus », nous pouvons, même dans notre rapport à Dieu, oublier de reconnaître ce que nous avons reçu, sans attendre toujours autre chose.
Nous avons tellement reçu par le don de la foi ! Nous avons reçu absolument tout ce dont nous avons besoin pour notre pèlerinage sur cette terre. Car la foi, la lettre aux Hébreux l’a définie de manière splendide dans la deuxième lecture : « La foi est le moyen de posséder déjà ce qu’on espère ».
"Posséder" : il s’agit donc avec le Christ de vendre tout ce que l’on a afin de posséder ce que l’on espère. La question n’est donc pas ici de déterminer qui d’entre nous reçoit une vocation à la pauvreté ; il s’agit plutôt de prendre conscience que nous possédons tout en ayant la foi, et que toutes les autres possessions nous apparaissent alors, non pas tant insignifiantes qu’appartenant à un autre registre que celui de la possession. Car, en fait, nous ne possédons jamais rien sur terre ; nous sommes juste des gestionnaires pour un temps d’une maison, d’un compte en banque, d’une relation amoureuse, d’une famille, d’une mission. Juste des gestionnaires pour un temps, jamais des propriétaires.
Ce serait la plus grande illusion de notre vie que de croire que nous possédons quoi que ce soit, sauf une chose : par la foi, nous possédons déjà ce que nous espérons. La vie éternelle, nous l’avons déjà. Le regard optimiste sur toute la réalité, nous le possédons vraiment, même au cœur d’une maladie, d’un handicap ou d’un drame ! L’attitude de miséricorde sur les autres et sur nous-mêmes, nous l’avons par la foi !
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« Grâce à la foi, dit encore la lettre aux Hébreux, Abraham partit […] sans savoir où il allait ». Quoi de plus déstabilisant que de ne pas savoir où l’on va ? On aime prévoir, pas seulement l’itinéraire de nos vacances, mais tout dans notre vie. Or, il faut bien s’y résoudre : on ne peut jamais vraiment prévoir où nous conduira notre existence.
Rappelons-nous les paroles de Jésus, dimanche dernier, au sujet de cet homme prévoyant qui s’était fait construire des greniers pour se prémunir des coups durs, et qui s’entendait dire par le Seigneur : « Tu es fou ; aujourd’hui même, on te redemande ta vie ». Nous ne pourrons jamais rien posséder sur terre, ni tout prévoir dans l’existence.
Alors, faut-il être fataliste, ne faire aucun projet, ne rien désirer ? Non, nous dit le Seigneur : il nous faut avancer, mais dans la foi, sans savoir où nous allons. Quand des enfants dorment au fond de la voiture, sachant que leurs parents veillent sur l’itinéraire et sur leur sécurité, ils ne s’inquiètent pas. Ainsi pour nous, dans toute notre existence : c’est le Seigneur qui conduit et qui sait où nous devons aller. Cessons de vouloir lui prendre le volant, ou de lui demander, avec inquiétude, s’il est certain de l’itinéraire et de la destination finale. « Abraham partit sans savoir où il allait ».
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Mais nous avons un formidable avantage sur Abraham. Lui, comme tous les patriarches - nous dit encore la lettre aux Hébreux - « c’est dans la foi qu’ils sont tous morts, sans avoir connu la réalisation des promesses ; mais il l’avaient vue et saluée de loin ». Nous, ce n’est pas de loin que nous saluons la réalisation des promesses, c’est au plus intime de nous-mêmes quand nous célébrons l’Eucharistie, quand nous recevons le Pardon de Dieu, quand nous laissons sa Parole nous rejoindre, quand nous accueillons sa présence dans les plus petits : il est là, le Seigneur ! Elle est là, la réalisation des promesses d’un Dieu Sauveur, libérateur, infiniment amoureux de nous.
Frères et sœurs, en ayant la foi, nous possédons tout ! Nous avons ce regard totalement différent sur le monde, sur la mort, sur les richesses et les honneurs. En ayant la foi, nous ne saluons pas seulement Dieu de loin, mais au plus proche de nous, au plus intime de notre être.
Alors, on comprend ces paroles de Jésus : « à qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ». Ce n’est pas un échange de bons services ou un marchandage de Dieu avec nous. C’est l’entrée dans sa propre vie : quand, par la foi, on possède déjà la relation éternelle avec Dieu, quand on possède déjà sa Vie, alors bien sûr qu’on ne peut que la donner, sinon elle meurt en nous.
C’est toute la logique de l’Eucharistie : si nous communions au corps du Christ pour que son corps de Ressuscité vienne s’enfermer et comme mourir en nous, nous n’avons rien compris. Mais si nous communions pour qu’une fois habités par la présence du Seigneur, nous le laissions vivre pour tout changer en nous et transformer notre rapport au monde, alors nous avons tout saisi de ce qu’est la foi : un consentement à la vie de Dieu !
Amen.