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Sunday 24 November - Solennité du Christ roi de l’univers
Traduire ou trahir ?
Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
En ce dernier dimanche de l’année de la foi, précédant le premier dimanche de la nouvelle année liturgique, nous fêtons le Christ Roi de l’univers : l’alpha et l’omega, le début et la fin de toute chose, de toute vie, de tout amour. C’est certainement la raison pour laquelle ces jours entre fin et début ont été choisis pour publier la nouvelle traduction liturgique de la Bible.
Vous en avez certainement entendu parler le mois dernier, lorsque même des medias non-chrétiens se sont fait l’écho de la nouvelle traduction du Notre-Père. Ce n’est bien sûr pas le seul passage biblique qui a été retraduit, mais il était assez significatif pour retenir l’attention médiatique. Sur cette traduction du Notre-Père, il est d’ailleurs heureux que nous passions ainsi prochainement d’une parole ambigüe (« ne nous soumets pas à la tentation ») à une expression plus claire (« ne nous laisse pas entrer en tentation »), qui exclut évidemment toute responsabilité de Dieu dans la tentation qui mène au péché.
Mais ce n’est pas seulement le Notre-Père, c’est l’ensemble de la Bible qui a été de nouveau traduite, avec des changements notables dans le texte du Magnificat ou dans celui des Béatitudes, par exemple. 70 experts ont travaillé plus d’une décennie, avant que soient adressées 4000 remarques sur le premier projet présenté aux évêques francophones en 2005. Un long travail, donc, pour aboutir à une nouvelle traduction des textes bibliques liturgiques, c’est-à-dire ceux que nous entendons à la messe, dans la célébration des sacrements ou dans la prière des heures.
Mais pas d’emballement : il faudra encore attendre au moins jusqu’à début 2015 pour que cette nouvelle traduction se retrouve concrètement dans les textes de nos proclamations liturgiques. Nous ne changeons donc pas aujourd’hui la manière de dire le Notre-Père ou le Magnificat !
Mais l’événement de cette nouvelle traduction est suffisamment important pour que la sortie avant-hier de cette Bible liturgique nous invite à saisir qu’il ne s’agit pas ici pour nous d’accueillir seulement une information, mais d’y voir un appel à une véritable attitude spirituelle.
* * *
En effet, en ce jour où nous fêtons le Christ Roi, nous reconnaissons qu’il est la Parole la plus consistante de tout l’univers. Dans la deuxième lecture, saint Paul nous a dit du Christ : « il est l’image du Dieu invisible » ; la Parole éternelle, source de tout ce qui existe, est devenue visible et audible en Jésus-Christ.
Nécessairement, les paroles du Christ sont donc la référence de toute parole humaine. Un chrétien devrait particulièrement veiller à tout ce qu’il dit, puisqu’il confesse que la Parole de Dieu s’est faite parole humaine ; et donc une fidélité à Dieu doit se traduire dans une fidélité à l’utilisation de la parole. Les mensonges, insanités, calomnies et médisances ne devraient jamais sortir de la bouche d’un chrétien ou d’une chrétienne. Jamais !
Et c’est là que la nouvelle traduction liturgique de la Bible se révèle comme une véritable parabole de l’agir chrétien. Cette traduction a été voulue pour une plus grande fidélité au texte original (hébreu, araméen et grec) ; elle a été pensée, aussi, pour une meilleure actualisation, afin que la Parole de Dieu puisse toujours davantage être accueillie comme une parole vivante, qui nous concerne et nous rejoint aujourd’hui autant qu’y a un siècle ou deux millénaires.
Or, ce double souci de fidélité et d’actualisation rencontre un obstacle de taille, bien connu des linguistes et des professeurs de langues étrangères : c’est qu’une traduction porte toujours le risque de déformation. Tradutorre-traditore dit l’adage italien qu’il est facile, pour le coup, d’exprimer en français : « traduire, c’est trahir ». C’est trahir, car c’est forcément présenter de manière imparfaite ce qui a été dit dans la langue originale, qui a ses tournures de phrases spécifiques et sa culture propre.
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Mais dans nos vies, qu’en est-il avec la Parole biblique, qui est appelée à se traduire concrètement dans nos actes, nos paroles et nos pensées ? Fêter le Christ Roi, c’est bien choisir de traduire la souveraineté de Jésus Sauveur dans notre vie personnelle, familiale, sociale ou professionnelle. La traduire en sachant bien que nous n’y serons jamais totalement adaptés, mais en veillant à ne pas trahir le Christ. Or, combien de nos paroles trahissent la Parole de notre Roi céleste ? Combien de nos actes trahissent sa vérité ?
Dans l’évangile d’aujourd’hui, nous voyons comment la parole peut être utilisée. Certains se mettent à crier : « qu’il se sauve lui-même s’il est le Messie de Dieu, l’Elu ! ». Un malfaiteur renchérit, en invectivant le Christ : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » Or, ces paroles sont vraies, car Jésus est effectivement le Messie, il est bien le roi des Juifs. Mais elles sont détournées de leur réalité, au point qu’elles en viennent à trahir ce qu’elles devraient dire : Jésus n’est pas Messie pour se sauver, mais pour nous sauver. Se sauver, c’est s’enfuir ; nous sauver, c’est s’offrir. Le Christ n’est pas roi pour son propre intérêt, mais pour le nôtre, éternel.
Les paroles des soldats ou de l’un des bandits disent des choses qui sont vraies ; mais elles ne cherchent pas la vérité, comme lorsqu’au désert, le diable lui-même avait cité la Parole de Dieu pour encourager le Christ à se laisser aller à la tentation. Et ainsi, celui qui porte la parole en vient à la déformer ; celui qui devrait la traduire dans sa propre bouche la trahit en réalité : traduttore-traditore. Le traducteur trahit !
* * *
Frères et sœurs, le Seigneur a voulu faire de nous des traducteurs, et pas seulement des porte-voix. Un haut-parleur n’a pas la liberté de changer les paroles qu’il doit transmettre ; mais nous ne sommes pas d’inertes hauts-parleurs de Dieu. Nous sommes ses disciples, appelés non seulement à dire sa Parole, mais plus encore à l’incarner, à la faire vivre, à la traduire dans nos actes…sans la trahir.
Et il est aisé de relire ne serait-ce que la semaine qui s’achève en regardant si nous avons bien incarné la Parole de Dieu ou si nous l’avons trahie, déformée, détournée de sa finalité.
Pour que le Christ soit toujours plus dans le monde ce Roi qu’il réellement sur toute la réalité, il a choisi que sa souveraineté passe par notre manière de transmettre et de vivre sa Parole. Alors, la nouvelle traduction de la Bible liturgique, qui recherche une plus grande fidélité et une plus large actualisation au langage d’aujourd’hui, nous encourage et nous exhorte à la fidélité et à l’actualisation de la Parole dans nos vies.
Si des médias se sont émus de la traduction revue du Notre-Père, notre monde ne devrait-il pas s’émouvoir bien plus encore de la traduction de la Parole du Christ dans nos vies ?
On peut se plaindre à l’infini des erreurs de traduction du passé – et dans l’histoire de l’Eglise, ces erreurs n’ont pas manqué, nous le savons bien. Mais la seule vraie question, c’est : est-ce que nous sommes aujourd’hui de meilleurs traducteurs ? Est-ce que cette traduction de la Parole de Dieu est audible pour nos contemporains, dans leurs préoccupations quotidiennes et leur besoin d’être aimés ? La Parole de Dieu trouve-t-elle un écho fidèle dans notre attention aux plus pauvres ? Ou encore, savons-nous traduire de manière crédible la Parole divine dans les grandes questions de société ?
Voilà sans doute ce qui est vraiment essentiel, pour que cette solennité du Christ Roi de l’univers ne sonne pas creux pour nous : comment être toujours plus fidèles à la Parole de Dieu, non pas tant en apprenant le grec ou l’hébreu pour lire dans le texte, qu’en nous demandant comment traduire sans trahir cette Parole pour aujourd’hui, afin qu’elle devienne aux oreilles et aux cœurs de nos contemporains, davantage audible….et plus encore : désirable et aimable.
Amen.