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Sunday 14 February - 1er dimanche de Carême
Quitter !
Par le père Ludovic FrèreChaque année, au 1er dimanche du Carême, l’Église nous offre d’entendre cet évangile des tentations de Jésus au désert. Tout à l’heure, dans la préface de la prière eucharistique, la liturgie nous expliquera ce choix, en nous disant : « En jeûnant 40 jours au désert, [le Christ] consacrait le temps du Carême ; lorsqu’il déjouait les pièges du tentateur, il nous apprenait à résister au péché, pour célébrer d’un cœur pur le mystère pascal, et parvenir enfin à la Pâque éternelle ».
C’est donc bien cela : les tentations de Jésus au désert consacrent le temps du Carême ! Mais elles le consacrent à qui ? Pour quoi ? Et nous-mêmes : ce Carême, nous allons le consacrer à qui, à faire quoi… ou à renoncer à quoi ?
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Pour nous aider à le découvrir et à nous y décider, saint Luc introduit l’événement des tentations au désert en précisant : « Jésus, rempli d’Esprit-Saint, quitta les bords du Jourdain ». Souvenez-vous, la scène est sans doute encore fraîche à nos mémoires : c’était voici à peine plus d’un mois. Nous avions alors contemplé le Christ au bord du Jourdain. L’Esprit-Saint était descendu sur lui comme une colombe, et l’eau avait baigné tout son corps.
Ah, elle doit lui faire envie, cette eau fraîche, maintenant qu’il est dans l’aridité du désert ! Un vent brûlant fouette peut-être ses joues déjà creusées par la faim, et il doit penser à ces bords du Jourdain, où la végétation était abondante. Avec, tout près de là, des petits villages de pêcheurs, aux nombreuses échoppes de poissons bien sûr, mais aussi de vin, de pain, de miel. Quand il y pense, maintenant qu’il est dans ce désert, il en salive et sa bouche devient pâteuse. Peut-être se demande-t-il ce qu’il fait là ; après tout, ça n’était pas nécessaire de faire tout cela, ça ne Lui était pas nécessaire…
Pourquoi s’est-il éloigné de l’eau fraîche, du pain et des poissons savoureux, sinon pour que ce soit nous qui apprenions davantage à « quitter » ? D’autres avant lui avaient dû quitter une nourriture savoureuse ; c’était les Hébreux, esclaves en Egypte. Eux aussi avaient traversé des eaux, celles de la Mer rouge, pour prendre le chemin de la liberté. Chemin exaltant, mais ô combien difficile : ils en sont même venus à regretter les saveurs du passé, murmurant contre Dieu, selon les paroles du livre des Nombres : « Ah, quand nous pensons au poisson que nous mangions pour rien en Égypte, aux concombres, aux melons, aux laitues, aux oignons et à l’ail ! » (Nb 11, 5-6). L’estomac parle, mais l’intelligence est aveugle : ils oublient qu’en Egypte, ils étaient esclaves. Les voilà prêts à revendre leur liberté pour quelques melons !
Mais nous, sommes-nous vraiment bien différents ? Même si c’est pour la vraie liberté, il faut bien reconnaître que nous n’aimons pas quitter ! Quitter notre tranquillité, nos projets, nos tables bien garnies, nos habitudes bien fixées, nos télévisions allumées en permanence. Nous n’aimons pas quitter ! Quitter les impasses dans lesquelles nous choisissons de rester enfermés, quitter les délices de certains péchés… nous n’aimons pas quitter !
Mais Jésus nous montre aujourd’hui que Lui, le Sauveur du monde, sait quitter. Il sait quitter les bords confortables du Jourdain, comme il saura quitter les hourras d’une foule prête à le faire roi pour bénéficier de ses charismes de guérisseur et de multiplicateur de pains.
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Frères et sœurs, permettez-moi alors de vous le demander : qu’allez-vous quitter au cours de ce Carême ? Personnellement, en préparant ce que j’allais vous dire ce dimanche, je me suis posé la question à plusieurs reprises. Les souvenirs d’enfance m’ont spontanément fait penser à des privations de sucreries ou d’autres aliments ; rien de bien important en fait, mais j’étais accroché à ces fameux « petits efforts » de Carême. Je les crois signifiants, symboliquement opportuns, surtout pour les enfants. Mais le Seigneur m’attend tellement « ailleurs », tellement plus loin que dans de simples gestes extérieurs, lui qui reproche aux scrupuleux de la loi : « Bien sûr, vous les pharisiens, vous purifiez l’extérieur de la coupe et du plat, mais à l’intérieur de vous-mêmes vous êtes remplis de cupidité et de méchanceté. Insensés ! » (Luc 11,39-40).
Seigneur, je commence à percevoir où tu veux m’emmener… Mais je ne suis pas certain d’avoir envie de te suivre ! Ou plutôt : l’envie et la crainte se mélangent en mon esprit ; le désir et la paresse tirent la couverture de mon être, chacun de son côté. Ma cupidité et ma méchanceté, je ne les aime pas, bien sûr ; mais tous comptes fait, je m’en accommode ! Je suis même capable de les justifier. Mais alors que je perds du temps à me regarder le nombril, je te vois partir au désert, sans rien. Et ton dépouillement devient le mien : mon cœur découvre combien je m’attache à mes richesses, à mes projets, à mes idées, à mes désirs, à mes idoles. Et je te vois quitter les douces terres du Jourdain pour partir au désert. Partir sans rien, dans un lieu d’aridité.
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Frères et sœurs, allons-nous laisser le Christ partir seul, pendant ces quarante jours, pour le retrouver seulement au terme de sa marche, quand nous chanterons « hosanna » lors de son entrée à Jérusalem ? Est-ce vraiment ainsi que nous devons vivre ce Carême : en contournant le désert ?
Aller, courage ! Je n’ai pas forcément plus envie que vous, mais si nous y allons ensemble, ça sera tellement fort ! Et voici toute l’Eglise qui a commencé mercredi cette grande marche dans le désert du Carême, pour suivre Jésus, qui a tout quitté, qui est parti sans rien. Et nous savons au fond de nous-mêmes que nous y sommes tous appelés avec lui. Notre peu d’entrain à entrer dans le Carême n’est-il pas justement le signe que quelque chose d’important peut s’y vivre ?
Allons, marchons vers le désert ! Levons la tête et regardons Jésus, qui est là, assis sur le bord d’une dune de sable. Il n’a pas de réserves, pas même d’oreiller pour faciliter son sommeil. Il n’a plus rien…Non, mais en fait, il a tout. Car saint Luc a voulu nous y rendre attentif : « Jésus, rempli d’Esprit-Saint, quitta les bords du Jourdain ». Il n’a pas fait de provision de pains et de poissons, mais il est rempli d’Esprit-Saint ! Et c’est ce même Esprit qui le pousse au dépouillement : « dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert ».
Nous dépouiller de tout, c’est nous rendre davantage disponibles à l’Esprit qui veut nous remplir ; l’Esprit, qui utilise la moindre parcelle de disponibilité intérieure pour s’y engouffrer. Alors, si nous lui laissons largement la place, imaginez comme ça va dépoter ! Ce Carême va vraiment déchirer si nous nous laissons remplir d’Esprit-Saint !
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Mais attention : ce n’est pas pour se sentir bien qu’on laisse l’Esprit-Saint nous habiter tout entier ! Écoutez l’évangile, qui se poursuit ainsi : « il fut conduit à travers le désert, où pendant quarante jours, il fut tenté par le diable ». L’Esprit conduit au désert pour un combat ; combat déstabilisant, car il nous révèle la mystérieuse influence de celui qui fait l’œuvre contraire à l’Esprit-Saint.
D’ailleurs, il cherche à prendre le contrôle, celui que saint Luc appelle « le diable ». Si Jésus est conduit par l’Esprit au désert, la 3e tentation commence par ces mots : « le diable le conduisit à Jérusalem ». De l’Esprit qui conduit au diable qui veut conduire… terrible combat que celui de nos vies, mais quel beau combat pour s’unir à la victoire du Ressuscité !
Alors franchement, osons bien regarder en nous-mêmes : qui est-ce qui conduit ? C’est en fait la seule grande question du Carême, pour nous disposer vraiment au grand passage de la nuit pascale : qui est-ce qui conduit ma vie ? Les désirs de pouvoir et d’orgueil, quand la séduction ou les seules jouissances terrestres deviennent l’objectif à atteindre ? Ou est-ce l’Esprit-Saint, qui me conduit au désert, pour un dépouillement qui est en fait une libération ?
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Dans ce combat pour savoir qui mène réellement nos vies, nous avons un bouclier : c’est la Parole de Dieu. Avec ce bouclier, Jésus déjoue les flèches du tentateur, une première fois, une deuxième fois. Et quand le diable a compris la tactique et qu’il cite lui-même la Parole - se révélant ainsi l’inspirateur de tous les fondamentalismes-, le Christ reprend la main sur l’interprétation authentique de la Parole qu’il est en personne.
Voyez combien la Parole de Dieu doit tenir une place de premier ordre dans notre Carême ! La 2e lecture de ce jour nous dit d’ailleurs que cette arme est à notre portée : « elle est tout près de toi, la Parole ». Le bouclier est là, tout près de nous : il n’y a plus qu’à le prendre à bout de bras pour résister aux subtils mensonges de l’Esprit du mal. Notre nourriture de Carême, nous l’avons là : c’est la Parole vivante du Seigneur !
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Et ainsi, frères et sœurs, nous avons vraiment dans l’évangile des tentations tout ce qu’il faut pour vivre un Carême vraiment consacré au Seigneur. Je vous en résume les grands ingrédients :
- D’abord, accepter de quitter, ne pas avoir peur de quitter.
- Ensuite, nous laisser dépouiller par l’Esprit-Saint, c’est-à-dire en fait : nous laisser remplir par Lui, quitte à moins remplir d’aliments nos estomacs ou moins remplir de sons et d’images nos yeux et nos oreilles.
- Enfin, accepter le combat contre l’Esprit du mal, dont nous aurions tort de nier l’intelligence maléfique, comme nous pourrions avoir tort d’ailleurs d’en exagérer l’influence. Mais, quoi qu’il en soit, mener ce combat ensemble, en tenant haut et fort le bouclier de la Parole.
Avec tout cela, c’est sûr, la promesse qui va nous être faite tout à l’heure, dans la préface de la prière eucharistique pourra profondément s’accomplir en nous : 40 jours pour nous préparer à « célébrer d’un cœur pur le mystère pascal et parvenir enfin à la Pâque éternelle ». Amen.