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Sunday 25 November - Solennité du Christ, roi de l'univers
Quand se brisent les vagues des puissants
Par le Père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
« Es-tu le roi des Juifs ? »
« Es-ce que je suis juif, moi ? »
« Qu’as-tu donc fait ? »
« Alors, tu es roi ? »
Les 4 interventions de Pilate, dans ce passage de l’Evangile selon saint Jean, sont 4 questions. Bien entendu, le gouverneur romain remplit ainsi sa fonction d’enquêteur. Mais, plus encore, on dirait que, de celui qui questionne, il devient celui qui est questionné ; et s’il persévère dans l’interrogatoire de Jésus, c’est certainement parce que ce prétendu Roi des Juifs l’interroge, au plus profonde de lui-même.
En fait, ce n’est pas la première fois que la rencontre avec le Christ renverse les choses, et fait passer le questionneur au rang de questionné. On se souvient de la Samaritaine, qui interrogeait cet étranger venu lui demander à boire, et qui se retrouvait elle-même interrogée sur ses véritables soifs. On se rappelle du pharisien Nicodème, questionnant Jésus sur une possible nouvelle naissance, pour se retrouver lui-même interpellé sur sa manière de renaître à une vie nouvelle.
Pilate s’inscrit dans cette longue liste de ceux qui ont été renversés par le Christ, transportés dans une autre dimension de la réalité. On ne sait quel impact cette rencontre avec le Sauveur du monde aura ensuite sur la vie de Pilate ; mais il n’est pas interdit de croire qu’elle l’aura bouleversé pour longtemps, et - pourquoi pas - converti un jour ?
La Samaritaine, Nicodème et aujourd’hui le gouverneur Pilate passent ainsi de l’enquête à la quête. Ils veulent des réponses et se retrouvent interrogés sur leur propre existence. Tel est ce roi dont nous célébrons aujourd’hui l’ampleur du royaume : Christ, Roi de l’univers. Chef d’un royaume qui n’est accessible qu’à ceux qui acceptent de s’interroger sur eux-mêmes, sur le sens de leur vie et de toute la réalité.
Ainsi, la vie chrétienne ne consiste pas à interroger le Christ pour qu’il s’explique sur toutes les difficultés de l’existence et sur le fonctionnement du monde. La vie chrétienne ne consiste pas non plus à convoquer le Seigneur au tribunal de notre manière de voir les choses, pour lui reprocher de ne pas agir comme nous pensons qu’il serait bon. Entrer dans une vraie relation au Christ, c’est cesser d’être l’enquêteur pour devenir le questionné. Il faut accepter de se laisser rejoindre et toucher par le Seigneur ; accepter de se laisser renverser par lui.
* * *
Pour Pilate, l’interrogation sur la royauté du Christ le renvoie certainement à ses propres questionnements. Il demande à Jésus : « Es-tu le Roi des Juifs ? » et il s’entend répondre : « C’est toi qui le dit […]. Mon royaume n’est pas de ce monde ». Le gouverneur romain enquête sur un pouvoir et un territoire ; et le voilà renvoyé à ce qui n’est pas de ce monde.
Il se retrouve alors désarmé, pour ainsi dire, car il doit constater que son pouvoir à lui, n’est que de ce monde. Il est sur un territoire déterminé et pour une durée limitée. Il suffit que les conditions politiques changent dans le grand Empire romain, pour que Pilate se trouve relégué à un rang subalterne, voire emprisonné ou mis à mort, et remplacé par un fidèle du nouveau pouvoir. Qu’elle est éphémère et limitée, la puissance de Pilate !
Alors, en affirmant que son royaume n’est pas de ce monde, Jésus dégonfle toute prétention de domination de ce petit gouverneur, dont on n’entendrait plus parler aujourd’hui s’il n’avait croisé le chemin du Christ. Le Seigneur Jésus, par sa royauté qui n’est pas de ce monde, remet donc à leur juste place toutes les puissances de la terre ; comme un appel à ne pas mettre notre cœur dans ce qui ne peut être qu’éphémère, limité et périssable. Sans doute, nos petits pouvoirs à nous tous - car nous pouvons en avoir dans une responsabilité, une éducation familiale et même dans un bénévolat-, tous nos petits pouvoirs sont à relativiser au regard du seul vrai pouvoir, celui du Christ, Roi de l’univers, partout et sur tout.
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Voilà justement que, dans sa confrontation avec Pilate, le Christ passe de l’éphémère d’un pouvoir politique à la pérennité d’une valeur : « Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité ». En glissant ainsi du pouvoir à la vérité, le Christ nous révèle sa véritable autorité. Il est lui-même la vérité ; et son pouvoir sur toute la réalité, c’est le pouvoir de la vérité. Un pouvoir qui ne trompe pas et qui ne s’achète pas. La vérité s’impose à qui accepte de la chercher ; lui obéir est une loi fondamentale de l’existence.
Bien sûr, nous savons que, de nos jours, on est plutôt enclin à croire pouvoir construire chacun "sa vérité", influencée d’ailleurs par la pensée de la majorité ou les lobbies puissants de certaines minorités. Ainsi, la vérité de l’union d’un homme et d’une femme pour donner la vie et permettre la croissance d’un être humain se trouve remise en cause, quand on prône un mariage soi-disant "pour tous ". La vérité qu’aucun être humain ne peut avoir droit de vie sur quelqu’un d’autre est niée, quand on ne respecte pas la vie dès sa conception. La vérité que la dignité humaine n’est pas conditionnée par un état mental, un handicap ou une avancée en âge est ébranlée par des projets de lois sur l’euthanasie.
« Rendre témoignage à la vérité » : voilà qui est peut-être plus difficile aujourd’hui que jamais. Mais notre force, c’est que la vérité n’est pas une notion dont nous pourrions nous croire, nous chrétiens, davantage propriétaires que les autres. Non, la vérité est une direction, parce que la vérité, c’est Jésus-Christ. Puisqu’il s’est révélé comme « le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14, 6), nous n’avons pas l’arrogance de prétendre tout savoir et tout pouvoir juger, mais nous avons la chance de connaître, d’aimer et de suivre celui qui est la vérité.
Fêter le Christ Roi de l’univers, c’est donc refaire le choix d’une vie dans la vérité. C’est avoir le courage de défendre les grandes vérités de l’existence et c’est placer entièrement sa vie dans la vérité. Nous avons ici le beau témoignage de Benoîte Rencurel, car les Manuscrits du Laus attestent : « On n’a jamais vu ni entendu qu’elle ait dit aucune chose contre la vérité, quelle prière ou menace qu’on ait eu beau lui faire » (CA G. pp. 5-6 [51-52] – année 1664).
Peu importent les séductions, peu importent les menaces : Benoîte restait ferme dans la vérité. C’est qu’elle avait choisi son Roi, elle savait qui elle voulait servir. Ce n’est pas l’intelligence des dogmes ni la pertinence du message chrétien qui ont d’abord convaincu Benoîte de la vérité du Christ : c’est la rencontre face à face avec lui, non pas seulement dans les apparitions, mais surtout dans l’Eucharistie, dans l’Ecriture Sainte, dans l’enseignement de l’Eglise, dans ses actes de charité : comme pour Nicodème ou la Samaritaine, la rencontre face à face avec Jésus-Christ avait renversé en Benoîte toute sa façon de penser et l’avait convaincue de ne rien préférer au Christ.
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Si nous acceptons, nous aussi, cette rencontre face à face avec le Seigneur, alors nécessairement, nous devrons entrer dans sa manière de gouverner la réalité. Jésus le dit lui-même : il aurait pu envoyer des légions d’anges pour le délivrer des pouvoirs dérisoires de quelques romains et chefs religieux d’une petite région du monde ; il ne l’a pas fait. Jésus pourrait aujourd’hui envoyer des légions d’anges dans notre monde, qui semble souvent marcher sur la tête ; il ne le fait pas non plus. Et sans doute, ça nous dérange ; ça nous fait peut-être même douter.
Mais, dans sa passion, la vulnérabilité du Christ devient sa force ; une vulnérabilité devant laquelle les vagues des puissants de ce monde viennent se briser. Pilate, ne parvenant pas à contredire Jésus, semble buter ; il pourrait gracier ce condamné, mais ce Roi des Juifs ne cherche même pas à l’amadouer, à atténuer les choses, à arrondir les angles. Et voilà que le fort devient le faible : la puissance de Pilate ne peut rien devant la détermination du Christ. C’est sans doute pourquoi cet Evangile a été choisi pour fêter le Christ Roi de l’univers ; car, en cet instant du procès de Jésus, tout est déjà en germe de ce qui se passera sur la croix et jusqu’au jour de Pâques : un échec des puissants.
Dans nos vies également, si nous nous appuyons sur les puissances de la terre, elles se briseront sur la digue de la vulnérabilité de Dieu. La vraie force ne s’acquiert qu’ainsi. Et saint Paul a certainement tout saisi du mystère de la vie chrétienne, quand il reconnaît, dans sa propre existence : « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12, 10). Bouleversement difficile à accepter, et pourtant : combien de fois avons-nous pu en faire l’expérience ? Nous sentir tellement forts quand nous pensions être au plus profond de la faiblesse, par exemple au jour où il s’est agi de dire « adieu » à un proche. Ou encore, dans nos élans d’amour, car c’est bien cela l’amour : une force par la faiblesse. Accepter d’être vulnérable parce qu’amoureux ; et si nous aimons souvent bien mal, c’est sans doute parce que nous n’osons pas assez être vulnérables.
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C’est tout cela que nous fêtons aujourd’hui : la dérision des pouvoirs terrestres, la force de la vérité et la puissance de la vulnérabilité. En renonçant résolument à toute forme d’orgueil et d’attachements terrestres, nous sommes déjà participants du royaume de Dieu, citoyens du Ciel. Frères et sœurs de Jésus-Christ, nous sommes de sa famille, donc de sa royauté. Telle est notre dignité, notre fierté, mais aussi notre responsabilité. Amen.