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Sunday 14 September - Fête de la Croix glorieuse
Quand l’horreur tourne à la gloire
Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
Frères et sœurs, à l’évocation de cet objet – la croix – qu’est-ce qui vous vient spontanément à l’esprit ?
La croix peut évoquer un journal quotidien de qualité ; elle peut représenter les difficultés de l’existence, avec souvent un certain fatalisme : « il faut bien porter sa croix ! »
La croix évoque aussi ce signe par lequel nous nous marquons, plus ou moins consciemment, plus ou moins fièrement, au début et à la fin de chaque prière, de chaque office, de chaque entrée ou sortie d’une église, de chaque repas. Un signe qui engage ; un signe pour lequel certains de nos frères et sœurs dans le monde risquent leur vie.
La croix évoque encore, chez les fidèles pèlerins du Laus, un lieu fort du sanctuaire : la croix d’Avançon, sur laquelle Benoîte a vu Jésus à cinq reprises.
La croix évoque encore le rejet : rejet de l’amour qui n’est pas aimé, disait saint François d’Assise, rejet au point que cet objet suscite de la répulsion : on cherche à retirer les croix des carrefours, des cimetières, des sommets et des cous des enfants. La croix dérange.
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La croix dérange… et comme si ce trouble autour de la croix n’était pas suffisant, la fête de ce jour lui associe de manière fulgurante et a priori paradoxale un adjectif étonnant : croix « glorieuse ». « Glorieuse » ? Ne s’est-on pas trompé ? Vous voulez dire : « glorieuse » comme les années de croissance économique d’après-guerre ? « Glorieuse » comme l’attitude des défenseurs d’une nation lors d’un conflit ? « Glorieuse » comme la victoire d’un sportif battant un nouveau record ?
Sur la croix, la gloire n’est certainement pas ce qui devait sauter aux yeux des témoins de cette atroce boucherie. Ils n’auraient pas fui, ils n’auraient pas détourné la tête. Ils l’auraient regardée bien en face, ils l’auraient embrassée, cette croix de victoire. Non, il n’y a pas de quoi se glorifier d’être témoins de l’horreur de la crucifixion.
Mais voilà que la liturgie nous contraint, pour ainsi dire, chaque année, à oser relier le nom de la croix à l’adjectif qui lui convient a priori le moins… et pourtant le mieux : « croix glorieuse ».
Pour une fois que cette fête du 14 septembre tombe un dimanche, nous sommes tous invités aujourd’hui à repenser notre rapport à la croix, à revoir la manière dont nous faisons nos signes de croix, à regarder la croix autrement, comme le Christ, c’est-à-dire les bras ouverts.
Avec la croix, nous sommes comme devant une source. Saint Grégoire de Nysse écrivait : « supposons quelqu’un qui, en pleine chaleur de midi, chemine, la tête brûlée par les rayons du soleil […]. Mais voici que, tout à coup, il rencontre une fontaine dont les eaux sont limpides et coulent transparentes […]. Va-t-il s’asseoir près de cette source et se mettre à philosopher sur sa nature, à en scruter l’origine, le comment et le pourquoi… ou plutôt, congédiant tout cela, ne se penchera-t-il pas pour approcher ses lèvres des eaux vives ? » Ainsi en est-il, frères et sœurs, de la croix du Sauveur, que la liturgie du vendredi saint nous fait embrasser, comme pour nous appeler à nous abreuver à cette source d’eau vive.
La croix n’est pas d’abord un sujet de réflexion, une réponse à nos pourquois, un argument contre la redoutable objection du mal face à l’existence de Dieu. La croix n’est pas d’abord une réalité sur laquelle philosopher : elle est une source à laquelle nous abreuver, puisque du côté ouvert du Christ, son cœur déverse de l’eau et du sang : la vie nous est donnée !
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La croix n’est pas d’abord un sujet de réflexion parce qu’elle n’est pas seulement un objet : c’est une personne qui y est accrochée. C’est le Sauveur du monde qui est y suspendu. D’ailleurs, les croix les plus fortes sont bien celles où le corps du Christ nous est montré : non pas pour cultiver une spiritualité morbide, car Jésus est bien descendu de croix, il est ressuscité ; mais pour nous rappeler que la croix n’est pas un objet. Elle est le support d’une personne ; elle porte Jésus qui donne sa vie pour nous.
Ainsi, la croix est « glorieuse » non seulement parce qu’elle mène à la victoire sur le mal et sur la mort, mais aussi parce qu’elle nous révèle l’amour de Dieu tel qu’il est : un amour qui va jusqu’au bout, c’est-à-dire qui ne s’arrête pas en route. L’amour révélé sur la croix ne s’arrête pas devant la crainte des souffrances et des humiliations, pas plus qu’il ne s’arrêtera devant la limite pour nous infranchissable de la mort : la croix devient arbre de vie !
Et voilà qu’au Laus, le Ressuscité apparaît à Benoîte, un jour de l’année 1669, sur la croix marquant l’entrée du hameau. Il lui dit : « je ne souffre plus les douleurs de la passion, mais je veux vous montrer à quel point j’ai aimé le monde, et l’amour que j’ai eu pour les pécheurs ». Un amour qu’il nous « montre » à nouveau : sans doute parce nous avons sans cesse besoin de nous en convaincre ; sans doute aussi pour que nous saisissions qu’un tel amour est appelé à devenir nôtre : amour donné, à bras ouverts.
La fête de ce jour nous interroge donc : avons-nous les bras ouverts ? Au cours de cette semaine, franchement, combien de fois avons-nous eu les bras ouverts ? Combien de fois les avons-nous laissés fermés ? Nous ne devrions jamais faire le signe de croix de manière automatique ou distraite, sans y voir un engagement à avoir les bras ouverts, les bras en croix et non les bras croisés.
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Mais faire le signe de croix, c’est aussi ouvrir les bras à la grâce ; d’ailleurs souvent, un simple signe de croix peut apporter la paix, réconcilier l’esprit avec le corps, que ce geste vient toucher. Ce simple signe peut chasser une pensée mauvaise, un désir de vengeance et même l’esprit du mal. Ce simple signe porte une force sur laquelle aucun empire, aucune dictature, aucun régime totalitaire n’a jamais pu l’emporter : ainsi se manifeste la victoire de la croix.
La préfiguration de cette victoire, nous l’avons entendue dans le livre des Nombres : le serpent, qui normalement rampe au sol, voici qu’il est élevé sur un mat. Mais ce n’est pas l’objet qui sauvait ce peuple infidèle ; c’est la foi avec laquelle il osait se tourner vers son Dieu. Ce peuple venait de récriminer, remettant en cause le projet du Seigneur et sa bienveillance : « pourquoi nous avoir fait monter d’Egypte ? Etait-ce pour nous faire mourir dans le désert ? » Un "pourquoi" accusateur, comme nous peut-être, lorsque nous avons ce qu’on appelle « des croix » dans nos vies. La relation à Dieu peut devenir alors défiance, voire révolte ; et notre vie rampe alors au sol, sans respirer.
Mais le Seigneur survient, qui nous dit comme à Moïse : « fais-toi un serpent et dresse-le au sommet d’un mât : tous ceux qui auront été mordus, qu’ils le regardent et ils vivront ! » Toutes les morsures du mal, toutes les morsures de la vie peuvent nous maintenir au sol. Mais le mât sauveur est élevé de terre ; tout ce qui rampe se redresse : « qu’ils le regardent, et ils vivront ! »
Oui, frères et sœurs, regardons la croix et nous vivrons ! Quand la vie nous mord, quand nous avons l’impression de ramper, regardons la croix et nous vivrons ! « De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle », nous dit Jésus de Lui-même.
Devant cet amour crucifié, nous apprenons à ne plus chercher en vain des réponses au « pourquoi » du mal et de la souffrance, mais nous les voyons prises à bras-le-corps par Jésus sur la croix. Et si, à beaucoup de nos contemporains, la croix ne prouve pas en soi l’existence du Dieu d’amour, tâchons d’être, par nos propres bras ouverts, des preuves vivantes de l’existence de Dieu.
Amen.