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Tuesday 25 December - Messe du jour de Noël
"Quand l'éternel entre dans le temps"
Par le Père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
Cette nuit, nous avons chanté la gloire de Dieu, avec les anges venus réveiller les bergers pour qu’ils accourent à la crèche. C’est sans doute dans la pénombre, éclairée seulement par quelques bougies, que ces bergers ont alors découvert l’enfant Jésus, couché dans une mangeoire. Mais, maintenant qu’il fait jour, nous voyons avec plus de clarté l’ensemble de la crèche ; nous voyons plus clair, afin de percevoir plus en profondeur ce qui s’est réellement passé cette nuit. Et pour aller dans cette profondeur, c’est le prologue de saint Jean qui est offert à notre contemplation.
D’abord, ce prologue répond à une question restée un peu en suspens cette nuit : qui est réellement celui qui est couché dans la mangeoire ? L’Evangile de saint Luc nous avait juste apporté les précisions suivantes : il est le « premier-né » de la jeune Marie (Luc 2, 7). L’ange, aux bergers, avait révélé la naissance d’« un Sauveur » (Luc 2, 11) : « Il est le Messie, le Seigneur » (Luc 2, 11).
Autant de termes fort significatifs pour le peuple en attente d’un libérateur ; mais des paroles toujours ambigües, car nécessairement interprétées selon les attentes et les désirs de ceux qui les reçoivent : ce Sauveur va-t-il libérer de l’occupant romain ? Va-t-il apporter la fin du monde (tiens, ce n’était donc pas pour le 21 décembre…) ? Va-t-il supprimer les souffrances de l’existence, arrêter les catastrophes de la terre ? Va-t-il convertir les cœurs pour en finir avec les folies de l’humanité ?
Si nous, nous avions été le Sauveur, quel aurait été notre programme, notre première mesure, notre coup d’éclat ? Au matin de ce jour de Noël, la révélation dont saint Jean se fait le messager dépasse de loin tout ce qui était imaginable. Celui que nous avons accueilli, cette nuit, dans la crèche, c’est Dieu lui-même. « Le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1, 1) ; et voilà qu’un jour, « le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jean 1, 14). Ces expressions ne sont peut-être pas forcément limpides pour tous, surtout après une nuit un peu écourtée par la fête ; mais elles nous disent d’abord que nous sommes devant un mystère bien plus grand que le seul émerveillement d’une naissance ou la simple joie de l’arrivée d’un personnage porteur d’espérances politiques.
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La première révélation, qui éclate au grand jour ce matin, c’est que Dieu est parmi nous, l’un de nous, comme nous. Car c’est bien du Dieu éternel et tout-puissant dont nous parlons ici : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jean 1, 1). Aucune ambiguïté possible : Jésus n’est pas un homme mandaté par Dieu, il est Dieu en personne, la deuxième personne de la sainte Trinité.
Cette nuit, saint Luc nous faisait contempler ce mystère par la petite porte, celle de l’entrée de l’étable de Bethléem ; ce matin, saint Jean nous le fait contempler par la grande porte, celle de l’éternité divine. Alors, en tenant ensemble ces deux révélations du même mystère, nous accueillons cette réalité a priori paradoxale, que le Pape saint Léon le Grand exprimait ainsi : « Lui qui demeure avant le temps a commencé à être dans le temps ».
Jusqu’alors, le temps permettait de distinguer radicalement l’Incréé, Dieu, de sa création : l’illimité et le limité, l’intemporel et le temporel. Aujourd’hui, cette frontière est abolie, comme si Dieu voulait en finir avec tout ce qui pouvait nous séparer de lui. Absolument tout, même la réalité ontologique du temps. Dieu hors du temps est venu habiter le temps, et ainsi le remplir totalement de sa présence.
Alors, de manière paradoxale, la petitesse du nouveau-né de la crèche nous parle de l’immensité du Seigneur de l’univers et de son amour fou pour chacun d’entre nous. Car, en acceptant de se soumettre au temps, le Verbe éternel fait du temps l’espace d’épousailles avec nous : à travers la réalité temporelle, il nous devient possible d’entrer en relation avec l’Eternel.
Il n’est plus lointain, ailleurs, inaccessible, hors de portée car hors du temps ; il devient proche, présent, touchable, à notre portée car dans notre temps. Dieu épouse le temps des hommes, par pur amour. Et saint Augustin interpellera chacun d’entre nous, devant le mystère de l’incarnation, en nous demandant : « Cherche où est ton mérite, la raison de cette grâce, la justice de ce don. Et tu verras qu’il n’y a rien qui ne soit pure gratuité »[1].
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Mais celui qui se rend présent gratuitement, c’est le Messie, le Sauveur du monde. Par sa naissance dans la chair, il ne manifeste donc pas seulement la proximité de Dieu, mais aussi le salut qui nous rejoint : nos vies sont, par lui, définitivement sauvées de la mort et du mal. Si le Verbe vient habiter parmi nous, c’est pour se donner, jusqu’à la mort sur la croix, afin de nous libérer du mal et de la mort. Et ainsi se trouve comblée la séparation qui nous maintenait loin de Dieu, perdus dans la mort.
Si le Verbe éternel vient épouser notre temps limité, c’est pour en faire le chemin qui nous conduit au sien. L’Eternel entre dans le temps pour nous adapter à l’éternité. Ainsi, dans l’espérance chrétienne, le temps n’est pas fui ou nié ; il est renouvelé et élevé. Il n’est plus cette réalité qui court sans cesse, et après laquelle nous tentons désespérément de nous accrocher pour en goûter les bons fruits et en oublier les mauvais.
Le temps est renouvelé à sa racine ; il est assaini par celui qui vient l’embrasser par sa naissance dans la chair. Le temps est apaisé, il est enrichi de la présence de Dieu. Il garde les hauts et les bas de l’histoire humaine et de chaque existence personnelle, mais il est rempli de Dieu, afin que le mauvais passé puisse être pardonné et les bons moments ouverts à une réalité plus grande que celle d’instants éphémères qu’il faudrait rapidement goûter avant qu’ils ne s’en aillent au rang des souvenirs. Désormais, le temps est habité, il est élevé, il est transformé. Notre joie de ce jour n’est donc pas seulement celle d’une jolie naissance ; elle est celle d’un nouvel engendrement du temps, pour que de réalité provisoire et souvent fuyante, il devienne une réalité pleine et ouverte à l’éternité.
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« Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jean 1, 14). Les conséquences en sont phénoménales, et sans doute plus accessibles encore en cette période de fin d’année. Car tout temps qui s’achève appelle à un regard sur ce qu’il nous a apporté. Une année se termine dans une semaine ; une année nouvelle va commencer, et il s’agira encore d’habiter, comme le Christ est venu habiter le temps : consciemment, joyeusement, mais aussi avec une mission : celle de sauver le temps de tout gâchis, de tout risque de perte éternelle, de toute absence de relation, de tout égoïsme quand il est gardé jalousement.
La fête de Noël bouleverse notre rapport au temps parce que le Verbe éternel est venu habiter une réalité dans laquelle il n’avait, par nature, pas sa place, pour ainsi dire. Mais il la prend, il joue des coudes, en un certain sens, pour que ce temps qui était jalousement à nous, devienne un temps généreusement offert à lui, et donc aussi aux autres.
En entrant dans le temps, le Fils éternel nous bouscule ; il demande de la place, comme le fait tout enfant nouveau-né, qui vient perturber la vie d’un couple qui l’accueille. Mais si les perturbations du nourrisson sont bien réelles, elles sont bien peu de choses à côté de la joie de l’accueillir et de l’aimer. Ainsi pour Dieu ; en venant dans le temps, il nous le perturbe… c’est déjà assez difficile d’essayer de tout gérer, de tout tenir ensemble, entre la famille, le travail, le bénévolat, l’entretien de la maison, la détente et la culture !… Oui, le Messie vient nous perturber, comme un petit enfant qui ne fait pas ses nuits et qui bouscule les rythmes de ses parents.
Mais ces perturbations permettent un décentrement. Saint Paul dira que le Fils éternel de Dieu, s’il a pris chair et s’il est mort pour nous sur la croix, c’est « afin que les vivants n'aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour nous » (2 Co 5, 15).
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Ce jour de Noël est donc un appel au décentrement : que notre vie soit centrée sur le Christ, en lui laissant la place centrale dans nos vies comme il l’a dans nos crèches. Et donc aussi la place centrale dans notre temps. Par exemple : ne pas prier seulement quand toutes nos autres activités sont accomplies ou quand on s’ennuie. Par exemple, encore : ne pas en venir le rencontrer en trainant les pieds, en comptant le temps que dure une messe, et en espérant qu’elle ne dépasse surtout pas une heure !
Aujourd’hui, il s’agit de nous convaincre de la nécessité vitale de donner au Christ non pas seulement "un peu" de temps, mais "tout" notre temps ; comme lui-même n’a pas seulement offert à notre humanité un peu de son temps, mais il est venu prendre chair dans tout notre temps.
Si Dieu ne fait pas les choses à moitié, c’est pour que, de notre part, l’engagement soit, lui aussi tout entier ; ça ne veut pas dire que nous devons tous devenir des contemplatifs en monastères, mais que tout ce que nous faisons, tout ce que nous disons, tout ce que nous projetons, soit dans le Christ et pour le Christ, en épousant "son" temps.
Noël nous dit l’union entre le temps et l’éternel ; alors ne séparons pas ce que Dieu a uni ! Le Pape Benoît XVI, à l’approche de Noël, l’année dernière, disait : « l’Eternel est entré dans les limites du temps et de l’espace pour rendre possible aujourd’hui la rencontre avec lui »[2]. Noël nous fait trouver Dieu dans les limites de notre temps. Noël nous fait rencontrer et servir Dieu dans les limites de notre existence concrète, avec ses impératifs et ses préoccupations. Noël nous fait accueillir l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, même dans le plus ordinaire de nos activités de lever, de manger, de dormir, de servir, de travailler… car, tout cela, le Fils éternel du Père, en entrant dans le temps, l’a lui-même vécu. Il a habité le temps, en terre d’Israël, et il continue de l’habiter en tout lieu et à tout moment depuis qu’il est ressuscité des morts et monté aux cieux.
Alors, évidemment, vécu dans une telle totalité, avec une telle densité, ce jour ne peut être qu’un Joyeux Noël. Amen.
[1] Saint Augustin, Sermon 185, PL 38, 999.
[2] Benoît XVI, Discours de l’audience générale, 24 décembre 2011.