Rechercher dans les homélies
Homélie en détails
Pour être tenu informé des publications d'homélies
Sunday 10 August - 19e dimanche du temps ordinaire A
Marcher sur la mer
Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
L’eau couvre 70,7 % de la surface de notre globe terrestre. Dominer les eaux, traverser les mers a depuis longtemps habité le cœur humain, le bateau étant sans doute le premier moyen de transport inventé par les hommes. Quand il contemple l’eau, l’être humain peut aussi méditer une part de lui-même, puisque nous sommes composés à 60 % d’eau, 94 % pour un tout petit embryon. L’eau, c’est la vie ; mais la puissance de l’eau la rend capable aussi de tout dévaster, inonder et noyer, tandis que les fonds marins restent des lieux étonnants et inquiétants d’une vie qui persiste malgré l’obscurité et la pression.
Et voilà qu’aujourd’hui, le Christ vient marcher sur les eaux. Il vient marcher sur cet élément qui couvre plus des deux tiers de la terre et plus de la moitié d’un homme ; cet élément nécessaire à la vie et capable de donner la mort ; cet élément porteur de mystère et d’inquiétudes qui ont entretenu de nombreux mythes… le Seigneur vient marcher dessus !
Si notre Dieu se manifeste de préférence dans « le murmure d’une prise légère » que dans le fracas d’un ouragan, comme le prophète Elie en fit l’expérience selon la première lecture, il veut aussi se révéler en Jésus-Christ comme le Seigneur tout-puissant qui domine les éléments du monde.
* * *
Mais la première domination dont Jésus nous rend compte par cet événement, c’est sa capacité à renoncer aux fausses gloires, "aux mondanités" dirait le pape François. « Aussitôt après avoir nourri les foules dans le désert », précise l’évangile de ce jour, Jésus fait le vide autour de lui : il « oblige » les disciples à partir en barque – s’il les oblige, c’est certainement qu’ils n’avaient pas envie de quitter leur maître capable de multiplier les pains. Quant à la foule, il la « renvoie », dit encore l’évangile.
Le Seigneur oblige les disciples à partir et renvoie les foules : très clairement, il prend des dispositions courageuses pour fuir le danger de la vaine gloire, dans laquelle il pourrait se complaire après la multiplication des pains. L’événement rapporté par saint Jean apportera d’ailleurs une précision significative : « Jésus, sachant qu’ils allaient venir l’enlever pour le faire roi, se retira de nouveau sur la montagne » (Jean 6,15).
Nous pouvons certainement tous puiser dans l’attitude du Christ la force de résister à toutes les glorioles humaines. Nous pouvons assurément trouver dans la résistance de Jésus aux mondanités la grâce nécessaire pour résister, nous aussi, à cette tentation si commune de nous complaire dans les gloires terrestres.
Le Seigneur interroge d’ailleurs ses disciples, au 5e chapitre de saint Jean : « comment pourriez-vous croire, vous vous qui recevez votre gloire les uns des autres, et qui ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ? » (Jean 5,44). Le Christ en fait le grand obstacle à la foi : « comment pourriez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des autres… ? » Aujourd’hui, c’est lui-même qui en fait l’expérience : face au danger de se complaire dans les gloires humaines, il renvoie les disciples et les foules. Il a besoin de retremper son âme dans la communion avec le Père, dans l’Esprit. Nous aussi, face aux tentations mondaines, retrempons-nous dans l’union trinitaire, par une prière qui aura besoin d’être d’autant plus longue que sera perceptible en nous l’orgueil de vouloir briller aux yeux des autres.
* * *
Mais il est possible de faire de ces foules que Jésus renvoie une autre interprétation. Comme pour ses disciples, le Christ sait que nous devons parfois traverser dans la vie des mers tempétueuses, quand il s’agit de prendre une décision importante ou d’affronter une épreuve dans l’existence.
Alors, comme avant le départ des disciples pour une traversée agitée, il annonce qu’il se charge lui-même de congédier les foules. Nous avons tous en nous des foules qui se pressent : des foules de préoccupations ou de peur ; des foules de choses à faire ou de douleurs physiques à supporter. Tout cela, nous aimerions tellement pouvoir aisément marcher dessus, faire comme si ça ne nous atteignait pas, ou en tous cas permettre que ça ne ternisse pas trop nos joies et n’interfère pas excessivement dans nos prières.
Mais nous parvenons rarement à marcher sur les eaux de tout ce qui nous préoccupe. Un seul est capable de le faire : le Seigneur Jésus-Christ. Nous n’arrivons pas à gérer tous les aspects de nos vies ; un seul est capable de se déplacer au milieu de la mer, quelle que soit la profondeur de nos abîmes intérieures ou la force des vents qui nous agitent en tous sens. Lui seul est capable de renvoyer nos foules de soucis, pour faciliter nos traversées.
Cependant, pour que nous saisissions que Jésus est vraiment la seule solidité de nos vies, les disciples vont devoir faire la douloureuse expérience de la tempête sur le lac ; nous aussi, certainement, il peut être nécessaire que nous vivions des moments où il faut ramer dans la nuit.
Sans cela, le Seigneur ne sera jamais qu’une bouée de sauvetage toujours accrochée à notre embarcation, qu’on oublie quand la mer est calme et qu’on va chercher en urgence quand vient la tempête. Mais le Christ n’est pas une bouée de sauvetage ; il est la seule embarcation solide ! Tous les frêles radeaux terrestres que nous nous construisons consciencieusement ou fébrilement ne tiennent pas dans la tempête : seule la personne du Christ tient debout quand le vent est fort et la mer déchaînée. Seul le Christ dans son corps d’homme, non pas comme un fantôme : dans son corps, ce corps qui pour nous devient eucharistique…c’est ainsi que Jésus nous rejoint et qu’il nous dit : « confiance, c’est moi, n’ayez pas peur » !
Pour grandir dans la foi, nous avons besoin d’expériences de nuit, que le Seigneur nous permet de vivre ; attention, je ne parle pas des grands drames de la vie, dont le Seigneur n’est pas responsable et qu’il pleure avec nous, qu’il porte avec nous.
Mais il y a aussi dans nos vies des épreuves qui peuvent nous faire grandir, comme des parents font avec un enfant quand ils lui retirent les petites roues arrières de son vélo. Ils restent alors à proximité pour que l’enfant ne chute pas, mais ils le laissent faire ses premiers tours de pédales sur le vélo qui tangue parfois dangereusement. Ainsi le Seigneur nous appelle à une vie de foi sans petites roulettes : pour ne pas faire du Seigneur un sauveteur, mais le Sauveur ; et que notre prière soit une relation vivante avec lui, non pas un signal d’alarme qu’on tire en cas de danger.
Au sanctuaire du Laus, les 54 années au cours desquelles Benoîte a eu les rencontres célestes témoignent à merveille de cette pédagogie divine pour ne pas nous laisser dans une foi périphérique et utilitariste. La servante du Laus va traverser bien des nuits, notamment quand le Seigneur permettra que l’Esprit du mal la perturbe jusqu’à la tentation du désespoir. Elle va vivre aussi des exils intérieurs, surtout quand les prêtres jansénistes nommés au Laus lui refusent d’exercer pleinement la mission que la Vierge Marie lui avait confiée ici. Ils la calomnient, mais plus encore : Benoîte se navre de voir ces prêtres renvoyer les pèlerins sans vouloir les confesser. Cette tempête va durer pour Benoîte non pas une seule nuit, comme pour les disciples au milieu du lac, mais plus de 19 ans. Tant d’années où la servante du Laus aurait pu baisser les bras, trouver ailleurs du réconfort ou s’insurger contre un Dieu qui pourrait visiblement agir et qui ne le fait pas.
Mais cette vingtaine d’années a creusé en Benoîte une foi moins intéressée, moins attentive au résultat immédiat, moins préoccupée qu’elle lui facilite la vie. En fait, elle va tout simplement découvrir la vraie foi chrétienne, qui est une union profonde au Christ souffrant et ressuscité.
En voulons-nous donc de cette foi-là, ou préférons-nous nous contenter d’une foi pour notre service personnel, qui rend notre vie en apparence plus maîtrisée, qui nous rassure devant l’inconnu et qui nous facilite les choses ?
* * *
Pour vivre une vraie foi vivante d’union au Seigneur, deux attitudes nous sont révélée par l’évangile de ce dimanche.
La première, c’est Simon-Pierre qui nous la fait comprendre après sa demande audacieuse de rejoindre Jésus sur l’eau. Si vous avez été attentifs à l’événement rapporté, vous aurez remarqué d’abord que ça fonctionne : Pierre « marcha sur les eaux pour aller vers Jésus ». Il y parvient d’abord ! Mais, poursuit l’évangile, « voyant qu’il y avait du vent, il eut peur ». Alors même que la foi nous fait marcher sur l’eau, la prise de conscience des risques peut ensuite nous faire couler. Car Pierre s’est plus intéressé au vent qu’à la présence de Jésus. Il a plus regardé le danger potentiel que la réalité de ce qu’il parvenait à vivre. Alors, il a commencé à couler… combien de fois n’avons-nous pas vécu la même chose ?
Mais attention – et c’est la deuxième attitude de la foi - Pierre a seulement « commencé à s’enfoncer ». En soi, l’expression est étonnante : le corps humain n’est pas comme ces gros paquebots qui mettent des heures à couler. Pierre aurait dû couler à pic ; mais non, il commence à s’enfoncer. C’est dire que la présence de Jésus auprès de l’apôtre lui permet de ne pas couler, alors-même qu’il n’a pas fait confiance à son Seigneur.
Jésus ne supporterait pas de laisser son ami couler à côté de lui ; il le laisse faire l’expérience de s’enfoncer quand il a choisi la peur plutôt que la foi, mais il ne permet pas qu’il coule. Ainsi la miséricorde du Seigneur est-elle si douce qu’elle ne nous abandonne pas, même si elle est si puissante qu’elle espère une croissance et donc permet que nous expérimentions l’inconfort de commencer parfois à nous enfoncer.
* * *
Au final, l’épisode de la marche sur les eaux est une annonce évidente du mystère de Pâques : Après la multiplication des pains – préfigurant la Cène du Jeudi Saint instituant l’Eucharistie – Jésus part seul sur la montagne pour prier – annonçant la nuit d’agonie au jardin des oliviers. Les disciples se retrouvent dans leur barque, sans le Christ. La tempête de la mort se déchaîne, ils se croient perdus. Mais Jésus marche sur les eaux de la mort, et comme au jour de Pâques, il leur dit : « n’ayez pas peur, c’est bien moi ».
Puissions-nous vivre toutes les difficultés de l’existence comme cette traversée du lac ; et puissions-nous, au jour de notre mort, reconnaître celui qui viendra vers nous au cœur de la nuit, marchant sur les eaux de la mort et nous disant : « confiance, c’est moi, n’ayez pas peur ». Amen.