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Sunday 22 November - Solennité du Christ Roi de l'univers
Ma royauté n'est pas de ce monde
Par le père Ludovic FrèreAujourd’hui, c’est le dernier dimanche de l’année liturgique : comme une apothéose, un bouquet final. « Solennité du Christ Roi de l’univers », ça en jette, vous ne trouvez pas ? Une fin de cycle liturgique comme le final d’un opéra de Wagner : tout en puissance !
Mais en fait, cette apothéose a de quoi nous surprendre. Si le prophète Daniel a parlé de domination et de gloire, le livre de l’Apocalypse nous a ensuite rappelé qui est ce roi puissant : « ils verront celui qu’ils ont transpercé ». Et le Christ répond à Pilate : « ma royauté n’est pas de ce monde ». Tel est donc ce roi mystérieux, que nous fêtons solennellement au terme de notre année liturgique.
Sa royauté déconcertante - ou plutôt : dont le versant glorieux apparaîtra bien plus nettement au Ciel qu’il ne se voit sur la terre - nous interroge alors sur notre foi : acceptons-nous que l’aventure de la foi nous conduise à de pareils renversements ? Pour ne pas nous contenter d’une foi qui prétende avoir réponse à tout, ni d’une foi culturelle « parce qu’on a toujours fait ainsi dans la famille » ou parce qu’il faut bien défendre des valeurs dans un monde qui n’en a plus guère ; ou une foi « protection », sorte d’assurance au cas où ça pourrait servir, au jour de notre mort…
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Non, la foi est nécessairement un consentement à nous laisser renverser, comme la Vierge Marie le chante en son Magnificat : le Seigneur « disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides » (Luc 1,51-53). Voilà le programme de notre Roi ; voulez-vous vraiment lui faire allégeance ?
Pour saisir la royauté du Christ, il nous faut entrer dans cette véritable "machine à laver" intérieure qu’est la Révélation : le Seigneur vient tout renverser en nous ; il le fait et le refait : lavage, essorage… mais toujours pour notre bien. S’il « disperse les superbes », c’est parce que toute prétention superbe ne fait que nous abîmer. Or, le Seigneur nous aime au point de ne pas pouvoir tolérer que nous puissions nous faire du mal ni bien sûr nous perdre ; alors, sa royauté est celle d’un bouleversement permanent de notre vie. Oui, permanent !
Si nous ne l’acceptons pas, nous allons vivre toute notre existence en périphérie de notre être et de la rencontre avec notre Dieu. Regardez le personnage biblique déconcertant qu’est Job. Voilà ce qu’il confesse dans sa prière : Seigneur, « je ne te connaissais que par ouï-dire ; mais maintenant, mes yeux t’ont vu » (Job 42,5). Cette confession arrive au 42e chapitre du livre de Job, qui en compte 42. Tout au long de ce livre, nous voyons Job perdre sa fortune, sa santé et sa réputation. Il lui faut traverser ce dépouillement pour oser reconnaître devant le Seigneur : « je ne te connaissais que par ouï-dire ; mais maintenant, mes yeux t’ont vu ».
À travers une expérience de dépouillement, quelle qu’elle soit, nous pouvons nous ouvrir au mystère de la royauté du Christ, qui a si peu à voir avec nos prétentions humaines, mais qui rejoint tellement nos aspirations les plus profondes.
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Et c’est là où la fête du Christ Roi de l’univers s’offre comme le marchepied formidable, l’antichambre précieuse pour entrer, d’ici quelques jours, dans l’année sainte de la miséricorde. Car en contemplant la royauté du Christ, royauté aux valeurs paradoxales pour le monde, et royauté en germe jusqu’à son accomplissement éclatant dans le Ciel, c’est toute la démarche de conversion à la miséricorde divine que nous pouvons revoir à nouveaux frais.
Il me semble nécessaire pour cela de percevoir deux étapes de conversion, comme il y a deux étapes dans l’accueil de la royauté du Christ : une première étape qui éveille en nous le désir de sa victoire éclatante ; une deuxième étape qui nous fait accueillir dans notre présent une royauté qui n’est pas de ce monde.
Ainsi, la première conversion nous donne le désir de correspondre à l’amour de Dieu. On a envie de faire le bien, on souhaite éviter le péché. Le père Joël Guibert, grand prédicateur de la miséricorde, commente ainsi ce bel élan vers le Seigneur : « Nous imaginons même qu’un jour, nous pourrons éradiquer par nous-mêmes, à force de volonté et de vertu, nos racines de péché. Rêve secret de pouvoir un jour se présenter à Dieu ‘converti’, sans avoir même besoin de sa miséricorde[1]. »
Cet élan de volonté a quelque chose de beau pour avancer dans la foi. Mais si, pour nous, la royauté du Christ consiste à lui demander audience pour lui présenter un jour une vie impeccable, nous risquons bien de désespérer : en prenant conscience de nos pauvretés, en chutant lamentablement, en subissant les reproches des autres, notre projet de perfection devant Dieu se révèle tellement fragile.
Nous touchons alors notre misère, notre impuissance. Et c’est douloureux pour l’amour propre : "Décidément, je n’y arrive pas par moi-même !" Sœur Faustine, apôtre de la miséricorde, prie alors ainsi le Roi de l’univers : « Cette prise de conscience de ma misère me fait connaître par-là même l’abîme infini de Ta miséricorde. »
Car cet abandon du projet ambitieux mais désespérant de pouvoir présenter au Christ-Roi une vie de parfaite cohérence avec l’Évangile peut alors nous ouvrir à une deuxième conversion. L’âme accepte que l’Esprit-Saint vienne la gouverner entièrement : « elle glisse des œuvres ‘pour’ Dieu aux œuvres ‘de’ Dieu[2] », dit le père Guibert.
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Cette deuxième conversion nous fait saisir que nos refus de Dieu ne sont pas sur un pied d’égalité avec sa Royauté sur nous, qui est d’un amour indéfectible, lié à son être-même, à son engagement royal envers chacune de ses créatures, ce qui fera dire à saint Paul : « si nous sommes infidèles, Lui il restera fidèle, car il en peut se rejeter lui-même » (2 Tim 2,13).
Laisser le Christ régner en nous, c’est donc, selon les mots du pape François, « la réponse émue face à une miséricorde qui surprend, imprévisible, carrément "injuste" selon les critères humains, de Quelqu’un qui me connaît, qui connaît mes trahisons et qui m’aime quand même, qui m’estime, me prend dans ses bras, m’appelle de nouveau, espère en moi, compte sur moi[3]. »
Et le saint Père nous dit ailleurs, de manière tout aussi vibrante : « Si nous demandons humblement la grâce de Dieu et que nous acceptons les limites de nos possibilités, alors nous aurons confiance dans les possibilités infinies que l’amour de Dieu a en réserve. Et nous pourrons résister à la tentation diabolique qui nous fait croire que nous pouvons nous sauver et sauver le monde tout seuls[4]. »
« Tentation diabolique » : voilà ce qu’est l’espoir de présenter à Dieu, sans Dieu, une vie parfaite ou du moins "bien sous tous rapports" ; la tentation de dire au Christ, Roi de l’univers, que nous n’avons pas besoin de sa royauté miséricordieuse sur nos vies : nous pouvons très bien y arriver tout seul et nous allons le lui prouver.
Mais cette prétention, qu’il n’est pas rare d’entendre subtilement exprimée dans les confessions les plus sincères, n’est tout simplement pas chrétienne : elle s’affranchit de la royauté du Christ pour l’envisager simplement comme celui qui validerait, au terme de notre vie, les résultats d’une existence plus ou moins bien vécue.
« Ma royauté n’est pas de ce monde » : la royauté du Christ n’est pas celle d’un souverain récompensant ses sujets à la mesure de l’allégeance qu’il leur fait. Sa royauté, c’est celle d’un miséricordieux, un amoureux qui nous aime et nous aimera quoi qu’il en soit. Et qui attend simplement de nous l’humble reconnaissance que sans lui, nous ne pouvons rien faire. Amen.
[1] Joël Guibert, Que vienne ta miséricorde, éditions de l’Emmanuel, 2011, p. 50.
[2] Op. cit., p. 54.
[3] Pape François, Discours aux membres de Communion et Libération, 7 mars 2015.
[4] Pape François, Message pour le Carême 2015, 4 octobre 2014.