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Sunday 7 June - Saint Sacrement du Corps et du Sang du Seigneur
Les biens futurs se répandent sur les biens présents
Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaireC’est une histoire qu’on racontait sans doute autour d’un feu, dans ces tribus indiennes des montagnes d’Amérique du Nord. Mais puisque nous vivons cette messe devant des sommets du Champsaur, permettez que je transpose ce récit au cœur de nos montagnes haut-alpines.
Au pied d’un de ces monts vivait un pauvre vieil homme, sage et humble comme la vie en montagne sait les façonner ; car en contemplant les sommets majestueux qui nous ont précédés et qui nous survivront certainement, qui donc oserait encore parader sur un minuscule piédestal d’orgueil personnel ?
Bref, ce vieil homme habitait un endroit rustique au pied de la montagne, où la végétation était rare et la terre peu fertile, un peu comme sur les pentes de notre Col de l’Ange. Un jour, ce vieillard sentit la fin de sa vie sur terre approcher. Il appela ses trois fils et leur dit : « Avant de mourir, je veux léguer à l’un d’entre vous ma mémoire de la montagne, pour que vous la transmettiez à votre tour, comme je l’ai reçue de mes ancêtres ».
Il leur lança alors ce défi : « Celui d’entre vous qui m’apportera le plus beau cadeau que peut offrir la montagne sera le dépositaire de cette mémoire ». Les trois frères partirent à la recherche de ce trésor, parcourant les vallons pendant des jours, en quête de quelque chose d’unique.
Le premier à revenir apporta une fleur. Rare, précieuse, elle avait échappé aux tempêtes comme aux herbiers ; personne n’en avait jamais vu de pareilles dans la région. Le père fut saisi par tant de beauté restée cachée ; sans doute pensa-t-il alors à son épouse, partie avant lui et dont il avait découvert au fil des ans tant de beautés cachées.
Le deuxième fils apporta une pierre, mais pas n’importe laquelle : polie par la pluie, elle avait l’aspect d’une œuvre d’art, comme si le Créateur Lui-même l’avait caressée pendant des années. Le père fut saisi d’émotion à la vue de cette pierre, lui rappelant son propre parcours de vie : une existence rude, mais caressée par le Dieu de tendresse.
Mais le troisième fils arriva les mains vides. Il dit à son père : « j’ai gravi la plus haute montagne, celle qu’on n’avait jamais osé franchir ; et j’ai découvert de l’autre côté, une vallée merveilleuse, avec des prés verdoyants et un lac aux eaux cristallines. Cette vue a tellement rempli mon cœur que je suis revenu au plus vite pour te dire, père, que notre famille pouvait se déplacer jusque-là bas, pour y vivre des jours meilleurs ». Les yeux du père se remplirent alors de lumière, et il annonça à ce fils : « je vais te léguer ma mémoire, parce que tu m’as apporté comme cadeau la vision d’un avenir meilleur ».
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Pourquoi donc vous raconter une telle histoire, alors que nous fêtons la solennité du Très Saint-Sacrement du corps et du sang du Seigneur ? Parce que cette fête nous invite à contempler plus en profondeur le grand mystère de l’Eucharistie. Nous le vivrons d’ailleurs en deux temps ce matin : évidemment d’abord par la célébration de cette messe ; et ensuite par une procession du Saint-Sacrement, qui la suivra tout naturellement. J’espère que vous n’êtes pas trop pressé : aujourd’hui, c’est le jour pour consacrer du temps à Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Tout le reste peut certainement attendre.
Justement, pour bien célébrer l’Eucharistie et suivre Jésus présent au Saint-Sacrement, nous avons sans cesse besoin de changer de regard et de rapport à la mémoire, comme le 3e fils de notre histoire. Les deux premiers fils avaient permis à leur père de faire mémoire du passé et de vivre un agréable moment. L’Eucharistie, quant à elle, nous renvoie aussi à un événement du passé, mais elle fait bien davantage : elle nous associe à cet événement passé, au point de lui être totalement présent et de nous ouvrir alors à un avenir plein d’espérance. Passé, présent, futur : toute l’histoire est assumée, élevée, transfigurée par ce mystère que nous célébrons.
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D’abord, l’Eucharistie nous « plaque », pour ainsi dire, sur le réel ; elle nous ancre dans notre présent. On parle d’ailleurs de « présence réelle » pour signifier cette modalité unique de se donner du Christ dans l’Eucharistie. Il est là, totalement là, Il se donne entièrement, non pas comme une théorie ou un souvenir, mais Il se donne dans un acte au présent : il se fait nourriture pour être mangé. C’est très concret, tout ça ! Et nous, pour le manger, nous devons être là, ici et maintenant, bien ancrés dans la réalité de nos vies et de nos corps.
« Présence réelle » pour être réellement dans le présent : le Christ qui donne son corps et son sang en nourriture nous aide alors à embrasser notre quotidien, car il est un quotidien habité et unifié.
Quotidien habité, d’abord : parce que le Seigneur ne nous laisse jamais seuls, il est notre plus essentielle nourriture de cette vie terrestre en même temps que l’ami nous apportant sans cesse cette nourriture vitale. Sans que nous ne puissions jamais craindre que nos manques d’enthousiasme ou de concentration puissent l’y faire renoncer, le Sauveur s’offre en sacrifice et vient planter son mystère pascal au cœur de notre corps, visitant nos cellules malades comme notre mémoire blessée, rejoignant nos âmes assoiffées d’amour et convertissant nos cœurs à la vérité qui rend libres.
Il est là, « présence réelle ». Sa vie circule en nous, son sang rédempteur se mélange à notre sang et le purifie de tout mal, d’une manière plus profonde que ce sang d’animaux, que Moïse versait sur le peuple en signe d’expiation et d’action de grâce. La lettre aux Hébreux nous a d’ailleurs ensuite révélé la puissance du sang sauveur qui vient circuler en nos pauvres corps : « son sang purifie notre conscience des actes qui mènent à la mort, dit l’auteur de cette prodigieuse lettre. « Purifie notre conscience » : qui pourrait prétendre ne pas en avoir besoin ? Voyez combien notre communion à son sacrifice unique est indispensable à la paix de nos vies !
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Un quotidien habité, donc, mais aussi un quotidien unifié : car le Seigneur rejoint notre corps, notre esprit et notre âme pour unir en nous tout ce qui est éclaté, éparpillé par mille soucis et autant de blessures, et autant de péchés.
Mais encore : il nous unit les uns aux autres. Grand mystère que cette communion, qui trouve son point culminant quand nous acceptons de devenir ensemble Celui que nous recevons ! Alors oui, il faut bien le dire : même avec ce voisin de banc d’église ou de chaise de chapiteau que vous avez du mal à supporter ; et même si nous ne nous connaissons pas tous, et que ce jour est peut-être le seul de notre vie où nos chemins se croiseront : tous, pourtant, nous formons réellement un seul corps dans le Christ.
C’est pourquoi d’ailleurs le geste de paix que nous échangerons tout à l’heure, avant de communier, ne sera pas joliment hypocrite, ni même seulement naïf ou poli. Il sera la manifestation d’une réalité tellement plus grande que nous !
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Et mon vieux montagnard, dans tout cela ? Eh bien, il nous aide à dépasser encore tout ce que je viens de vous dire ! Car nous ne communions pas simplement pour aller mieux, être meilleurs ou plus unis. Le Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ n’est pas seulement comme la fleur ou le caillou rapportés par les deux premiers fils : c’était déjà quelque chose de très beau à contempler, mais qui restait en quelque sorte, de l’ordre de la simple mémoire de réalités passées ou de l’appréciation légitime du moment présent.
Tout cela est très important, mais pas suffisant pour une vie vraiment « dans le Christ » : car notre vocation ne consiste bien sûr pas à nous retourner sans cesse sur le passé ; elle ne consiste même pas à nous fixer sur terre toutes les conditions d’une vie agréable ou gratifiante. Et voici le troisième fils, qui n’apporte pas quelque chose de beau à se souvenir ou à posséder, mais qui apporte un avenir d’espérance à embrasser.
L’Eucharistie est mémorial de la sainte Cène et présence réelle ; mais elle est aussi espérance d’un avenir certain. Oui, quand nous communions, la réalité à venir - celle de notre vie en Dieu - se déverse déjà dans la réalité présente.
L’Eucharistie est ce trait d’union indispensable entre notre vie sur terre et notre vie au Ciel. On comprend alors que la tradition ait fait du viatique - cette communion aux derniers souffles de la vie sur terre - comme un pont entre ces deux réalités d’une même existence. Car chaque eucharistie s’accomplit la promesse rappelée aujourd’hui par la lettre aux Hébreux : « recevoir l’héritage éternel jadis promis ».
A chaque Eucharistie, s’ouvrent les portes du Royaume ! Oui, réellement : depuis l’éternité bienheureuse, les saints et les anges s’unissent à notre liturgie, à moins que ce soient nous qui nous unissions à la leur. Et l’on verra en ce sanctuaire les anges se réjouir, comme en témoignent les Manuscrits du Laus : en l’an 1680, « à une grand-messe, Benoîte voit jusqu’à la consécration un ange en l’air, et parfois sur la crédence, qui la salue en souriant et qui regarde avec un grand sourire ceux qui servaient la messe et ceux qui l’entendaient ».
Laissons donc les anges nous sourire, offrons-leur de quoi sourire et sourions avec eux, heureux de nous laisser prendre par le mystère du sacrifice unique qui remet dans la grâce, heureux de nous laisser transformer par la présence réelle du Seigneur, heureux d’être profondément rejoints par la formidable espérance à laquelle nous goûtons déjà réellement.
Sourions donc aujourd’hui avec les anges, de ce sourire qui ne s’effacera plus jamais de nos visages quand nous serons au Ciel. Amen !