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Sunday 28 August - 22ème dimanche du Temps Ordinaire
Laisser de la place !
Par le père Ludovic Frère, recteurJe pensais que la tendance était inverse, mais en menant une petite enquête pour préparer cette homélie sur un évangile qui nous parle de repas, j’ai été surpris de constater qu’en France, selon l’INSEE, on passe plus de temps à table aujourd’hui que dans les années 80 : 2h22 par jour en moyenne.
Dans notre pays réputé pour sa gastronomie, on continue heureusement à considérer que le temps passé à table est précieux. Sans tomber dans l’idolâtrie dénoncée par saint Paul, quand il dit des ennemis de la croix du Christ « leur dieu, c’est leur ventre » (Phil 3,19), on est loin, en France, de la conception américaine du « food is fuel for the body » : la nourriture, c’est du carburant pour le corps. Nous savons qu’il y a bien davantage dans notre rapport à l’alimentation mais également dans le rôle social, voire spirituel, du repas.
Jésus profite justement d’un dîner où il est invité pour nous ouvrir à ces dimensions essentielles du repas. Il nous parle alors de comportements quand on est invité ou quand on invite ; deux paraboles, qui nous font, en fait, passer de considérations sur les repas à l’accueil d’autres réalités liées au banquet.
Ainsi, dans ces deux paraboles plus encore que dans tout autre passage biblique peut-être, on peut distinguer les fameux 4 sens d’interprétation de la Bible. Ces 4 niveaux d’interprétation sont traditionnellement distingués de la sorte : le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique. Au Moyen-Âge, une parole fameuse résumait ces 4 sens en disant : « La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce que tu dois viser ».
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Alors, si vous le voulez bien, faisons ensemble cet « exercice », à partir des deux paraboles du repas, même s’il s’agit de bien plus que d’un exercice : c’est une véritable ouverture à l’Esprit-Saint qui nous est proposée, pour découvrir les sens multiples voulus par le Verbe de Dieu, afin de nous éclairer dans notre vie présente et de nous guider vers le Ciel.
D’abord, le premier sens, qu’on appelle littéral, est clairement le plus évident. Invité chez des Pharisiens, qui ont un certain sens des préséances, Jésus ramène ainsi tous les êtres humains à leur égale dignité, à leur égale importance aux yeux du Père. Plus encore qu’un exemple de savoir-vivre, Jésus montre alors qu’il ne fait aucune distinction de rang social, de richesse, de culture. Tout cela ne l’intéresse absolument pas.
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Disciples d’un tel maître, nous devrions donc nous garder de tout attachement à choisir les bonnes places ou à inviter des personnes de marque. D’où l’entrée dans un deuxième sens : le sens moral. Les deux paraboles que Jésus nous présente sont un appel à discerner comment nous répondons aux invitations et comment nous invitons. A travers ces questions de repas, nous percevons le sens moral auquel Jésus veut nous ouvrir : toute prétention à une vie chrétienne qui ne passerait pas par une purification de notre orgueil serait vouée à l’échec.
Dans la première lecture, Ben Sirac présente l’orgueil comme « la racine du mal ». Une racine souvent bien enfoncée dans nos terres intérieures ; et c’est sans doute l’un des plus grands combats de l’existence humaine, le plus déroutant aussi car il est sans cesse à recommencer. Pour lutter contre l’orgueil, il faut alors une grande lucidité, car même des comportements d’apparente humilité peuvent cacher un orgueil démesuré voire inavoué.
L’orgueil interroge en fait notre capacité à laisser de la place aux autres. C’est pourquoi, me semble-t-il, la question des « places » au repas est si déterminante dans l’enseignement du Christ ; car aussi paradoxal que ça puisse paraître, on peut prétendre ou penser aimer quelqu’un, et en même temps ne lui laisser aucune place. L’équilibre d’une relation se vérifie dans la place réelle qu’on laisse à l’autre. Ainsi, pour vraiment discerner si l’on aime quelqu’un, on doit se demander : est-ce que je lui laisse de la place ?
C’est vrai dans notre relation à Dieu ; c’est certainement vrai aussi en couple ou en famille, dans une communauté chrétienne comme dans des relations de travail. La vérité de notre charité se vérifie dans la place que nous laissons aux autres et non dans celle que nous cherchons à prendre à leurs yeux.
A travers ce comportement d’humilité, on perçoit ainsi comme une évidence que la morale chrétienne n’est pas la fidélité à des règles ; elle est bien plutôt un désir d’imiter la personne du Christ. Car le Fils de Dieu n’a pas choisi la première place ; au contraire, il a pris la dernière, par son incarnation et jusqu’à la mort sur la croix.
Dès sa naissance, nous dit saint Luc, « il n’y avait pas de place dans la salle commune » (Luc 2,7) ; et tout au long de sa vie, il n’avait « pas d’endroit où reposer la tête » (Mt 8,20), jusqu’à ce que, dans sa passion, il prenne notre place, lui l’innocent pur de tout péché, qui donne sa vie pour nous arracher à la mort. Ainsi, en contemplant les paroles et les actes d’un tel Rédempteur, comment pourrions-nous encore avoir comme objectif de vie de nous faire une place au soleil, tranquillement sur cette terre ?
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Et de là, nous glissons vers le troisième sens de l’Ecriture, qu’on appelle le sens allégorique. Car il est évident qu’à travers ces paraboles du repas, Jésus nous révèle en fait le comportement du Père miséricordieux à notre égard. Depuis la Création du monde, c’est Dieu qui prend l’initiative de nous inviter.
Sachons donc d’abord nous réjouir d’être « invités » par le Seigneur : invités à la vie ; invités à prendre notre place dans le monde, à cette époque où Dieu nous a voulus ; invités à l’alliance avec Lui. Chaque messe nous fait d’ailleurs rendre grâce pour cette invitation totalement imméritée, qui se concrétise sublimement dans notre participation à l’Eucharistie : « heureux les invités au repas du Seigneur ».
Ne soyons donc pas de ces invités qui boudent l’invitation à la vie. Ne soyons pas des invités qui rechignent à prendre leur place dans la vie du monde. Ne boudons pas l’invitation à la table eucharistique, bien entendu, en veillant à ne pas y prendre les places les plus en vue, comme on le voit malheureusement parfois dans nos services d’Eglise.
En nous invitant, le Seigneur miséricordieux nous révèle sa manière d’être envers chacune de ses créatures : c’est parce qu’il nous aime gratuitement, indépendamment de ce que nous faisons ou ne faisons pas, qu’il nous invite. Cet amour est aussi total pour chaque être humain ; l’invitation est donc faite à tous, sans aucune distinction.
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Cette invitation permanente lancée par le Seigneur nous ouvre alors à un quatrième sens d’interprétation des paraboles du repas : le sens anagogique. Si le sens moral concerne notre manière de répondre à l’évangile au présent, le sens anagogique concerne l’avenir, porté par l’espérance.
Les paroles de Jésus sur le repas sont alors à entendre comme des annonces prophétiques du festin des noces éternelles. Il est d’ailleurs vraiment réjouissant que la révélation biblique présente la vie éternelle comme un immense banquet ! On ne plane donc pas au Ciel de nuage en nuage ; on n’est pas figé dans un temps suspendu ; c’est la fête ! C’est un banquet éternel, où le Seigneur veut pour chacun une place !
Voilà bien son désir le plus cher, selon les paroles de Jésus : « la volonté de mon Père, c’est que je ne perde aucun de ceux qu’il m’a donné » (Jn 9,39). Tous sont invités au banquet éternel, comme le Christ le révèle encore à ses disciples : « Je pars vous préparer une place » (Jn 14,3).
L’enjeu fondamental des paraboles du repas vise donc à nous demander si nous voulons cette place unique et magnifique que le Christ prépare pour nous au Ciel. Il nous y attend, dans la mystérieuse continuité de notre vie terrestre, où la vérité de notre désir d’avoir une place au banquet éternel se vérifie dans notre capacité à faire de la place au Seigneur dans l’aujourd’hui de nos vies.
Ainsi – n’est-ce pas formidable ? – en nous peut s’accomplir réellement la grande révélation du prologue de saint Jean : « Il est venu chez les siens, mais les siens ne l’ont pas reçu. Mais ceux qui l’ont reçu, il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 10-11). Tel est le « pouvoir » déposé dans nos mains : en recevant le Christ, lui le grand invité de nos vies, nous avons le pouvoir de transformer nos existences quelconques en banquet des enfants de Dieu autour du Père des miséricordes. Que notre joie à participer ensemble à cette Eucharistie en soit le signe le plus tangible et l’engagement le plus concret !
Amen.