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dimanche 6 mars - 4ème dimanche de Carême
La tentation du fils parfait
Par le père Ludovic FrèreVous les avez entendus, ces scribes et ces pharisiens ? On les imagine toisant le Christ, du haut de leur superbe. Ils sont droit comme des « i », ces « i » sur lesquels ils aiment mettre les points pour que tout soit bien en ordre, bien rangé, bien maîtrisable, bien sous leur coupe.
Alors, devant Jésus, ils perdent leurs repères ! Eux qui se croient investis du pouvoir de décider entre ce qui est permis et ce qui est défendu se retrouvent devant un homme libre. Par conséquent, ils veulent l’emprisonner, bien sûr ; l’enfermer dans leur logique, avant que, dans 20 jours, ils ne le fassent dans leurs cachots.
Un homme libre, ça fait peur à ceux qui sont esclaves de leur pouvoir ! Ils voient Jésus parler aux prostituées - rendez-vous compte, aux prostituées ! - Et ils pensent avoir déjà un motif de condamnation, quand ils constatent : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! »
Pauvres scribes et pharisiens, qui se sont érigés en juges de ceux qui sont fréquentables et de ceux qui ne le sont pas ! Que le Seigneur nous garde de ne jamais tomber dans ce terrible piège du Tentateur, le pire de tous peut-être !
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Alors, cette parabole du fils prodigue, bien sûr qu’elle nous parle de la miséricorde du Père, c’est évident. Bien sûr qu’elle nous renvoie aussi à nos comportements de pécheurs, nous permettant de nous identifier au fils parti dilapider l’héritage. Mais surtout : elle nous parle de la tentation des pharisiens et des scribes. Cette tentation à laquelle succombe le fils aîné.
Un homme tout à fait respectable, et sans doute d’autant plus respecté depuis un certain temps. Depuis que « l’autre » est parti gaspiller son argent en plaisirs. Lui, l’aîné, le sérieux, le fidèle : il est resté près du père, il a supporté les soirées difficiles où il a fallu soutenir ce père dans sa tristesse.
Il n’a pas eu des jours roses depuis le départ de son frère… il ne l’oublie pas, ce sale gosse qui n’a pas fait que dilapider la fortune familiale ; il a aussi presque détruit la famille ! Et ça, c’est pire que l’argent dilapidé ; l’aîné ne le pardonnera jamais ! Lui, il est resté à la maison, dans cette ambiance glauque.
Pour que la vie avance autant que pour que la situation économique s’améliore, il a travaillé. Beaucoup travaillé ; sans doute davantage que jamais, car il n’y avait plus son frère pour aller aux champs avec lui, et le père écrasé par sa souffrance devait être aussi bien peu efficace. Alors, ce fils a sans doute travaillé comme 3, et autour de lui, les serviteurs devaient l’admirer. Il inspirait le respect, les louanges peut-être aussi. Il faut bien dire qu’il ne les avait pas volées.
Mais voilà le petit qui revient. La joie du père est folle, toute la maison est en ébullition, on prépare une fête ! Très bien. Mais quand le « super-fils » revient des champs, le ton change. Lui qui a soutenu son père durant toutes ces journées, ces mois, ces années peut-être de profonde tristesse, là, il ne le suit plus.
On le croyait tout donné, fidèle et aimant son père quoi qu’il arrive. Mais devant la révélation de la miséricorde paternelle, on le découvre rancunier, jaloux, incapable de se réjouir du bonheur des autres, mais plus que tout : comptable.
Il fait les comptes de ses heures de fidélité, et on découvre qu’il attendait passivement d’en être récompensé : « tu ne m’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis ». Notez que ce n’était même pas pour festoyer avec le père qu’il espérait sa récompense !
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Les pharisiens et les scribes sont invités à le comprendre, et nous avec eux : la miséricorde surabondante du Père met en lumière la vérité de notre être. Quand on voit le Seigneur généreux en pardon avec ceux qui le méritent si peu ; quand on le voit répandre ses grâces sur ceux qui ne pratiquent même pas ou qui vivent dans des situations de vie qu’on dit « pas en règles », quelle est sincèrement notre réaction ?
Indignation du fils aîné, qui estime mériter un traitement de faveur puisqu’il est resté fidèle ? Ou réjouissance du père, qui ne peut faire autrement qu’organiser une fête ? « Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie », dit le Père. C’est tellement évident que les arguments lui manquent : « il fallait festoyer et se réjouir ». Pas une seconde le Père n’avait pensé que son aîné ne manquerait de saisir cette évidence !
Alors oui, décidément : la miséricorde met en lumière la vérité de notre être. La confrontation à sa surabondance - dont bénéficient toutes les créatures de Dieu, parce qu’Il les aime toutes de manière égale, c’est-à-dire totale-, cette surabondance découvre les pensées secrètes de nos cœurs.
Elle nous met alors peut-être sous le nez ce que nous n’aimons pas voir de nous : nos comportements jaloux ! Nous savons que notre vie serait tellement plus libre si nous nous affranchissions des comparaisons avec les autres, des podium pour savoir qui fait le mieux et des jalousies qui nous empêchent de nous réjouir vraiment du bonheur des autres ! Quelle perte de temps et d’énergie ! Quelle stérilité ! Oui, le figuier stérile que nous contemplions dimanche dernier ne risque pas de porter de fruit si la sève qui circule en lui est faite de jalousie et de comparaisons !
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Et nous avons ici la Vierge Marie, dont le cœur de mère nous apprend à quitter cette folie des comparaisons. Une mère compare-t-elle l’amour qu’elle a pour ses différents enfants ? Même si on trouvait une seule mère sur terre comparant son amour pour ses enfants, nous avons au Ciel une Mère qui ne connaît pas la comparaison : son amour maternel, totalement étranger aux comparatifs, veut rejoindre toujours davantage la vie de l’Église et nos vies personnelles.
Le cœur immaculé de Marie est un don précieux pour faire disparaître nos jalousies et nos comparaisons ; son cœur est un remède puissant contre les tentations pharisiennes. Alors frères et sœurs, puisons dans le cœur de Marie cette grâce de ne jamais nous comparer les uns aux autres !
Plus encore, le cœur maternel de Marie nous aide à percevoir le cœur divin du Seigneur, qui ne cesse de nous convaincre que l’amour qu’Il nous porte n’est pas le fruit d’un travail ardu pour le mériter. Le fils aîné veut prouver qu’il a de la valeur : « Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres ». Comme si le père ne le savait pas ! Bien sûr qu’il l’a vu ! Bien sûr qu’il en a été touché et que ça l’a profondément consolé dans le drame du départ du fils cadet ! Mais il ne pensait pas que le fils aîné lui ramènerait ça à la figure comme un investissement avec espoir d’intérêts !
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En fait, le problème du fils aîné, c’est qu’il n’a pas trouvé sa joie à servir le Père ! Un peu comme ces ouvriers de la première heure, vous savez : ceux qui s’offusquent quand, à la fin de la journée, ils reçoivent le même salaire que les derniers, arrivés dans la vigne en fin d’après-midi seulement. Les premiers venus ont pourtant reçu la somme convenue à l’avance, mais ils sont incapables de se réjouir que les autres bénéficient de la générosité du Maître.
Si les premiers ouvriers n’avaient pas travaillé dans le seul objectif de toucher un salaire, mais aussi pour se réjouir d’oeuvrer à la vigne de leur Seigneur, ils n’auraient pas comparé ce qu’ils ont gagné avec les autres. Car ils auraient trouvé dans les heures de travail passées auprès du Maître une joie suffisante pour ne pas négocier les prix.
Et nous, frères et sœurs, sommes-nous certain d’être libérés d’un espoir de retour sur investissement dans notre vie spirituelle et notre pratique religieuse ? Trouvons-nous notre joie non pas dans la perspective d’une rétribution éternelle, mais dans le fait de travailler maintenant à la vigne du Seigneur ? La vigne du monde, la vigne de l’Eglise, la vigne de vos communautés chrétiennes, la vigne de vos familles : êtes-vous heureux d’y transpirer avec le Christ, sans que chaque acte bon soit perçu comme des points engrangés pour aller au Ciel en Business class ?
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Il est tentant, ce comportement du fils aîné ! Les pharisiens et les scribes vont s’y enfermer jusqu’à trouver de quoi justifier la mise à mort du Christ.
Mais j’ose croire que d’autres pharisiens – les évangiles nous parlent de Nicodème, mais il n’est sans doute pas le seul – d’autres pharisiens vont saisir que leurs prétentions orgueilleuses, leurs calculs avec le Ciel, leur enfermement dans des règles les maintiennent esclaves, comme les Hébreux en Égypte, alors que le Seigneur veut nous conduire en Terre promise !
Cette terre de véritable liberté, offerte sans aucun mérite, mais à laquelle on accède par une route de désert : le dépouillement de toute prétention personnelle… quel désert ! Mais, croyons-le, ce désert est une grâce ; continuons à y marcher ensemble au long de ce Carême. Amen.