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dimanche 29 janvier - 4ème dimanche du temps ordinaire
La posture du poirier
Par le père Ludovic FrèrePersonne sur terre ne possède toutes les qualités. Pour ma part, parmi celles qui me manquent, je dois vous confesser celle-ci : je ne sais pas faire le poirier ! Vous savez : cette position à l’équilibre, tête en bas, corps bien droit… je n’y arrive pas ! Je le regrette, car aujourd’hui, je pense qu’il aurait été nécessaire que je vous propose l’homélie dans la position du poirier.
Car tout, dans les lectures de ce dimanche, est à l’envers : dans le livre de Sophonie, le Seigneur ne promet pas à son peuple d’être nombreux et prospère : « Je laisserai chez toi un peuple pauvre et petit ». Nous qui espérons souvent nous retrouver nombreux à la messe, nous voilà mis par le Seigneur dans la position du poirier. Quel renversement : c’est lui qui décide de rendre son peuple pauvre et petit !
Après le psaume, saint Paul a levé les yeux alentour pour dire : « Regardez bien : parmi vous, il n’y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes ». Une nouvelle fois, les valeurs du monde sont prises à l’envers. Avec le Christ, il faut faire le poirier social et renverser les valeurs. Grands raisonneurs et gens de haute naissance, personnalités importantes aux yeux du monde : tout cela ne l’intéresse pas.
Dans l’évangile des béatitudes, ce renversement est plus net encore, avec des promesses de bonheur en creux ; du bonheur inversé par rapport aux attentes du monde : « heureux ceux qui pleurent… heureux serez-vous si l’on vous persécute, si l’on dit toute sorte de mal contre vous à cause de moi »… Tout est à l’envers avec le Seigneur !...
Vous voyez bien que j’aurais dû prêcher dans la position du poirier !
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Ce renversement total des choses est difficile à entendre. Vivre toute son existence à l’envers, ça ne donne pas envie… toute la journée dans la position du poirier, ça ne doit pas être très confortable.
À moins que ce ne soit l’inverse ; c’est peut-être maintenant que nous sommes dans la position du poirier, et c’est seulement en renversant les choses pour les mettre entièrement dans le sens de Dieu, que nous serons à l’endroit. La conversion pour laquelle la Belle Dame a demandé le Laus à son Fils, c’est bien cela : prendre conscience que nous sommes à l’envers, et accepter de nous laisser remettre à l’endroit.
Dans le projet Créateur du Seigneur, l’esprit de l’homme était la partie la plus haute de son être et c’est à lui que le corps et le psychisme devaient être assujettis : les besoins corporels comme ceux de l’intelligence et de l’affectivité : tout était heureusement subordonné à la partie la plus haute de l’être humain, qui le relie à Dieu.
Mais par le péché, nous avons renversé les choses ; nous nous sommes mis tête en bas. Au lieu de nous ouvrir au don de Dieu, nous avons pris ce don pour notre propriété personnelle. Au lieu d’avoir l’esprit au sommet de la personne, nous avons inversé les priorités, plaçant le corps au sommet des préoccupations.
Nous voici alors sans cesse préoccupées et parfois obsédés par le souci du corps : la nourriture, le confort, l’apparence, le repos, le divertissement, la tranquillité, les plaisirs. Préoccupés aussi par le souci du psychisme : briller aux yeux des autres, montrer que l’on sait, se comparer, se gonfler d’orgueil, se faire plaindre. Totalement à l’envers, l’être humain retourne tout : au lieu de plaire à Dieu, il cherche à plaire aux hommes ; au lieu de servir, il veut se faire valoir ; au lieu de donner, il veut posséder.
Cette position inversée rend souvent agressif. Pas étonnant : essayez donc de faire le poirier quelques minutes, et vous verrez bien si le sang ne vous monte pas à la tête ! Colères, disputes, comparaisons et jalousies sont les conséquences inévitables de la position du poirier existentiel.
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Mais l’évangile des Béatitudes vient nous renverser de cette position du poirier : vous vous trompez dans votre quête de bonheur ! Vous avez la tête en bas. Cet évangile trouve d’ailleurs de belles et fréquentes illustrations dans l’histoire du Laus. Les manuscrits rapportent en effet des évènements qui s’articulent souvent selon le même schéma : des pèlerins montent au sanctuaire, Benoîte les accueille et les bouscule : par la consolation ou par une parole forte, elle veut les faire chavirer de leur posture du poirier. Elle prie pour eux, afin que par l’intercession de la Vierge Marie, ces pèlerins surprennent le ridicule de leur posture. Souvent, ils tombent de haut, ils n’en reviennent pas : ils se croyaient à l’endroit et se découvrent tête en bas.
Mais cette prise de conscience n’est pas suffisante : Quand on a pris l’habitude de la position du poirier, on ne se laisse pas facilement retourner. Si nous avions seulement notre bonne volonté ou notre volontarisme pour changer, nous ne pourrions pas quitter la posture du poirier. Ou pas pour très longtemps.
Alors, le Seigneur a pris une énorme clé pour nous remettre à l’endroit ; comme on remonte une pendule, comme on renverse un sablier : une énorme clé pour nous redresser. C’est la croix du Christ. En nous laissant rejoindre par la croix, nous pouvons nous laisser remettre à l’endroit, pour passer de la posture du poirier à la posture du crucifié.
Ce renversement, le Christ le résume par des mots vertigineux : « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera » (Luc 9, 23-24). Dommage que la traduction française ne soit pas assez précise. Car Jésus ne dit pas « qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera », mais « qui perdra sa psyché à cause de moi la sauvera » : il s’agit d’abandonner la centralité de nos désirs, de nos manières de penser, de notre affectivité personnelle pour suivre le Christ. Alors, on trouve la vraie vie !
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Quand on fait le poirier, on se met nécessairement en situation de déséquilibre. Ce n’est pas pour nous une posture naturelle ; même les meilleurs gymnastes ne peuvent tenir cette position plus que quelques instants. Parce que le Seigneur nous a créés pour vivre dans l’autre sens. La terrible illusion du démon, c’est de nous faire croire que le véritable équilibre serait dans les biens de cette terre et le souci de soi. Il nous fait croire, avec des arguments du monde, que la croix serait la position déséquilibrée. On pense alors que vivre la logique de la croix, ce n’est pas fait pour nous ; c’est juste réservé à quelques saints héroïques.
En fait, le Père du mensonge cherche à nous persuader qu’on est à l’envers quand on est à l’endroit, et l’on a vite fait de s’en convaincre vraiment. Ne le laissons pas nous berner. Prenons la croix à bras le corps, Jésus nous promet aujourd’hui qu’elle est source de joie : « Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse ! » Frères et sœurs, tout au long de cette semaine, vous comme moi, faisons à chaque instant le choix de la croix. Notre vie sera dans le bon sens ; nous quitterons la ridicule posture du poirier et nous trouverons la joie parfaite ! Amen.