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Sunday 27 December - Dimanche de la Sainte Famille
La miséricorde en famille
Par le père Ludovic Frère, recteur du sanctuaireChaque année, le dimanche après Noël, l’Église nous offre de fêter la sainte famille. Ce qui est évident dans nos crèches devient alors évident dans la liturgie : on ne peut dissocier la venue de Dieu dans la chair de sa venue dans une famille humaine.
L’évangile d’aujourd’hui coupe ainsi court à ces images d’Épinal, représentant la sainte famille de manière quasi-désincarnée, sans aspérités et sans troubles. Jésus est égaré, ses parents sont inquiets ; quand ils le retrouvent, chacun est sommé de s’expliquer : un épisode où se mêlent angoisse, incompréhensions et reproches.
La sainte famille est donc bien comme toutes les nôtres, à l’exception du péché. Elle est une famille qui traverse des épreuves, des étapes, des crises. Elle est donc, comme chaque famille humaine, une famille qui ne pourrait tenir sans la miséricorde.
Puisque nous fêtons aujourd’hui le dimanche de la sainte famille de l’année de la miséricorde, nous sommes certainement invités à approfondir notre manière de vivre la miséricorde en famille, famille de sang, de communauté et d’Église. Je vous propose alors d’en repérer ce matin 4 accents principaux.
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Le premier accent est évident dans l’évangile d’aujourd’hui : alors que Marie et Joseph avaient reçu chacun de précieuses révélations par l’ange Gabriel, les voilà qui s’étonnent du comportement de leur enfant et de ses paroles déconcertantes. En famille, la première miséricorde à offrir, c’est certainement de nous laisser toujours surprendre par les autres.
La beauté de la vie familiale tient souvent dans nos capacités à savoir nous étonner : regardez comme il est touchant de voir des parents s’étonner des premières paroles de leur enfant – et il faut bien avoir un cœur de parents pour entendre dans de vagues balbutiements hasardeux un « papa » ou « maman » loin d’être évidents pour les autres auditeurs. S’étonner aussi des premiers pas de l’enfant, de ses premières réussites, des étapes qu’il franchit, de l’autonomie qu’il acquiert.
La première miséricorde familiale, c’est l’étonnement qui donne de la valeur aux autres et qui permet leur croissance. Un étonnement qui implique de se décentrer de soi-même pour placer tout son intérêt dans l’autre, comme Dieu le fait avec nous dans le mystère de l’incarnation.
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Le deuxième accent de la miséricorde familiale, c’est l’acceptation que les autres ont nécessairement des failles, des limites. Même la parfaite sainteté de Marie n’en fait pas une femme illimitée. Il n’y a d’illimités que dans certains accès à internet ; mais passé ce monde du virtuel, dans la vraie vie, tout a ses limites, tout le monde en a.
Pour Marie et Joseph, ce sont les limites de leur compréhension des choses, qui leur font dire, avec tendresse mais peut-être aussi avec quelque reproche : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » Même après les explications de Jésus, ses parents « ne comprirent pas », dit saint Luc, ce qu’il voulait leur dire. La miséricorde en famille, c’est l’acceptation lucide des limites des autres et des incompréhensions qu’elles peuvent susciter.
Permettez un exemple personnel : mes parents qui sont présents dans notre assemblée s’attendaient peut-être à ce que mon ordination presbytérale me rende parfait, en tous cas moins imparfait ; ils ont évidemment vite constaté que ce n’était pas le cas, et que prêcher l’évangile est toujours plus facile que de le vivre concrètement en toute chose. Ne me voyant pas seulement dans mon ministère, ils constatent facilement mes limites et mes péchés. C’est ainsi dans la vie familiale !
Mais que fait-on, une fois ce constat posé ? Vivre la miséricorde en famille, c’est certainement accepter les limites des autres, non pas pour s’en plaindre en permanence, ni bien sûr pour les exploiter, mais pour accueillir les autres comme ils sont, sans quoi la déception risque de souvent l’emporter sur l’émerveillement.
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Accepter les limites des autres, mais en un sens aussi : ne pas s’en contenter : c’est le troisième accent d’un comportement miséricordieux en famille. Les sciences humaines, notamment la psychologie, l’ont souligné, parfois avec justesse, parfois avec excès : « les manques que nous déplorons chez les autres ne sont souvent que la trace de notre absence[1]», comme le dit le père Stan Rougier.
Alors, cette année de la miséricorde nous appelle à davantage de présence, à l’image du bon samaritain qui se penche sur le blessé au bord du chemin. Soyons en famille de bons samaritains pour les autres membres de la famille ; ne passons pas notre chemin, ne pensons pas avoir plus important à faire. Si la distance ou toute autre forme de séparation ne permet pas toujours d’offrir une présence physique, nous sommes appelés à soigner tout de même des présences disons bien "réelles".
Mais cette présence doit être bien discernée ; à être trop présent, on peut aussi étouffer les autres, avec le risque de nous approprier leur vie. Marie et Joseph comprennent, en ayant égaré Jésus, qu’il ne leur appartient pas : « Ne savez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Comment Joseph a-t-il accueilli cette parole ? Sans doute sans surprise, puisqu’il avait entendu l’ange le lui révéler déjà ; mais peut-être quand même avec une forme de difficulté à l’accepter, qui sait ? Il n’est pas si simple, surtout en famille, de ne pas mettre de pronoms possessifs devant les autres : ma femme, mon mari, mon enfant, mes parents.
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Pas simple, car il y a toujours en nous la peur de perdre les autres. Et nous arrivons au 4e accent d’un comportement miséricordieux en famille. Nous avons peur de perdre, surtout de perdre ceux qui nous sont chers. Nous savons que c’est inéluctable : tout le monde meurt, c’est la vie. Votre conjoint, vos parents, vos enfants vont mourir un jour.
Refuser de l’accepter, c’est refuser de vivre. Comme l’écrit Etty Hillesum, jeune femme juive tuée au camp d’Auchwitz : « cela peut sembler un paradoxe : en excluant la mort de la vie, on se prive d’une vie complète ; tandis qu’en l’y accueillant, on élargit et on enrichit sa vie[2]. »
Cette réalité incontournable de nous savoir mortels ne nous prive évidemment pas de ressentir de l’angoisse pour ceux qu’on aime. Marie et Joseph ont vécu trois jours d’une angoisse sans doute terrible. Il y a d’ailleurs incontestablement un contexte de mort dans ce passage d’évangile : les trois jours où Jésus est loin du regard des siens annoncent les trois jours au tombeau. Tandis que les retrouvailles interrogatives sont certainement un prélude aux apparitions du Ressuscité. Clairement, le contexte de cet événement familial conduit de la mort à la vie ; et nous assure alors qu’une miséricorde particulièrement importante en famille, c’est d’ouvrir à l’espérance.
Quel dommage, toutes ces familles où l’on s’offre bien sûr de l’amour, mais dans la tension effrayante de le voir disparaître un jour et pour toujours ! La plus grande des miséricordes familiales, c’est d’offrir aux autres l’espérance des biens à venir ; l’offrir non pas seulement comme un futur, mais comme une réalité qui éclaire le présent, lui donne sa consistance et sa joie véritable.
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Voyez, frères et sœurs, combien l’année de la miséricorde nous ouvre des perspectives formidables sur la vie familiale ; et combien la vie familiale est le premier lieu pour expérimenter la miséricorde comme une réalité bien plus large que le seul pardon des offenses, même s’il l’inclut, bien évidemment.
Emerveillement, réalisme, présence et espérance : nous avons pu repérer 4 points d’attention de miséricorde à offrir plus généreusement en famille. Mais ce ne sera jamais le fruit de nos efforts ; seule la grâce peut nous y ouvrir petit à petit. C’est cette grâce que je vous propose de demander aujourd’hui, en cette fête de la sainte famille. Et ceux parmi nous qui sont présents au sanctuaire en famille peuvent particulièrement s’y rendre disponibles en passant ensemble, en famille, la porte de la miséricorde située sur le parvis de la basilique.
Ainsi, c’est chacun d’entre nous – et, osons le dire : c’est notre monde entier – qui s’en trouvera mieux, parce qu’habité par davantage d’émerveillement, de réalisme, de présence et d’espérance. Amen.
[1] Stan Rougier, L’avenir est à la tendresse, Éd. Salvator, 1987(7), p. 21.
[2] Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Points-Seuil, 1995, p. 146.