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Thursday 24 December - Un bébé à croquer !
Homélie de la Nuit de Noël
Par le père Ludovic Frère, recteurDevant un petit bébé qui dort ou qui sourit, on dit volontiers qu’il est à croquer. D’ailleurs, quand ses parents l’embrassent, c’est parfois comme s’ils le mangeaient. L’amour débordant de leur cœur peine à se dire autrement qu’en termes anthropophagiques ! Des chercheurs de l’université de Yale, aux États-Unis, ont étudié ces émotions pour les qualifier d’« expressions dimorphes ». Par exemple, pleurer de joie permet d’éviter une extase incontrôlable. De même, le trop plein d’amour que suscite la vue d’un beau bébé conduit à s’exclamer qu’on en mangerait.
Marie, Joseph, les bergers et même l’âne et le bœuf : tous, à la crèche, se disent sans doute cette nuit qu’il est à croquer, ce petit Jésus ! Trop plein d’amour à la vue de celui qui est l’Amour éternel présent parmi nous ! On en mangerait… et voilà justement qu’il est couché dans une mangeoire.
C’est d’ailleurs le seul détail qui nous est donné. On aurait peut-être aimé savoir si la sainte famille s’est réfugiée dans une grotte, une étable ou une cave ; ça nous aurait aidé à construire nos crèches. Mais non, du lieu où naît Jésus, on ne sait rien d’autre que ceci : Marie « l’emmaillota et le coucha dans une mangeoire ». L’ange ne donne pas davantage d’indications aux bergers : « Vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire » (Luc 2, 12).
Après le ventre maternel de Marie, la mangeoire est la première demeure du Sauveur du monde sur la Terre, son premier lit, le premier trône du Roi de l’univers.
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Mais pourquoi tant d’insistance sur un si petit détail ? Qu’il soit couché sur la paille, dans un couffin ou dans une mangeoire, en quoi est-ce si important ?
Remarquez que c’est d’abord important pour l’âne et le bœuf. Les voilà privés de leur mangeoire ! Ils ont sans doute fait comprendre à Joseph qu’ils la laissaient bien volontiers au nouveau-né pour qu’il dorme paisiblement. Mais bon : les voilà quand même privés de leur assiette ! Comme si ces animaux consentaient à retenir leurs besoins primaires devant l’événement qui vient changer la terre entière ! Une bonne leçon pour nous, afin de nous garder de nous goinfrer pendant les fêtes…
Cette mangeoire abandonnée à l’enfant Jésus nous fait alors revoir toutes nos attentes du corps, de l’âme et de l’esprit. Devant l’événement qui illumine cette nuit et qui change la face du monde, tout est renversé. Quand Dieu prend chair, nous prenons Dieu : radicalement réorientée vers Lui, notre vie retrouve tout son sens, son bon sens ! Nous ne sommes plus centrés sur nos ventres et sur nos sexes ; en les prenant dans un corps semblable aux nôtres, le Fils de Dieu ne les méprise pas, mais il les oriente vers ce que nous sommes par Lui, avec Lui et en Lui : des êtres de don.
Cette nuit est donc faite pour nous réjouir d’avoir été ainsi réorientés vers le Ciel par Celui qui est venu se donner sur la Terre. Nous voilà alors capables de chanter avec les anges : « Gloire au Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qui l’aiment ». Ciel et Terre réconciliés ! N’hésitez pas à continuer à chanter toute la nuit ce chant qui unit le Ciel et la Terre ; car il nous unit aussi les uns aux autres, et il unit au plus profond de nous-mêmes le corps et l’âme, les besoins et les idéaux, les passions charnelles et les aspirations spirituelles.
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Mais il y a autre chose encore à entendre dans ce détail de la mangeoire. Nous sommes à Bethléem, la maison du pain : si cet enfant est beau à croquer, c’est justement parce qu’il vient s’offrir à manger ! « Mon corps est la vraie nourriture et mon sang est la vraie boisson » (Jean 6, 55), dira plus tard Jésus à ses disciples déconcertés. Dès sa naissance, il s’expose dans la mangeoire pour s’offrir en nourriture. On sait qu’à la Noël de l’année 1223, François d’Assise installa dans son église une mangeoire remplie de paille. Il posa dessus un Autel pour y célébrer la messe : « ceci est mon corps, ceci est mon sang ».
Depuis que le Christ a offert sa vie sur la croix et qu’il est sorti vivant du tombeau, il ne cesse de se donner ainsi en nourriture. La nouvelle mangeoire c’est l’Autel. Le corporal, pièce de tissu déposé dessus, fait autant mémoire du linceul du tombeau que des langes du bébé : c’est là que vient reposer son corps pour se donner à l’humanité. En communiant, nous devenons alors nous-mêmes des crèches où le Sauveur est accueilli.
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Celui qui naît cette nuit dans la crèche vient alors pour une alliance nouvelle ! La mangeoire symbolise donc aussi le projet divin. Dieu ne vient pas se plaquer sur nos vies. Il vient y demeurer pour nous nourrir, mais aussi pour se laisser nourrir par nous. Marie a sans doute déjà sorti l’enfant de la mangeoire pour le placer doucement contre son corps et le nourrir du lait de son sein. Le geste est simple, des milliards de femmes l’ont déjà fait avec leur enfant. Mais ce soir, ce geste devient inouï : le Créateur doit être nourri par une créature ! Le vrai Pain venu du Ciel a besoin de se nourrir du lait de Marie !
Quel échange admirable ! Dieu a besoin de ce que nous donnons pour pouvoir se donner ! Lors de la multiplication des pains, il le fera pareillement comprendre à ses disciples : c’est à partir de leurs cinq pains et deux poissons qu’il pourra nourrir une foule considérable.
La mangeoire au centre de la crèche est donc déjà comme un signe de cette formidable collaboration entre Dieu et l’homme. Collaboration pas toujours très au point du côté humain, mais c’est justement pour cela que nous avions besoin d’un Sauveur ! Collaboration pourtant indispensable : pour répandre sa grâce, Dieu a besoin de nous. C’est l’un des plus grands mystères à contempler cette nuit : comme il a eu besoin du lait de Marie, le Christ a besoin aujourd’hui des mains des prêtres, de la prière des consacrés, de l’amour conjugal des couples, de l’unité des familles, du sourire des enfants, de l’enthousiasme des jeunes, de la charité de tous les baptisés. Le Seigneur en a besoin !
Marie, première Église nourrissant l’enfant Jésus, préfigure alors aussi le peuple des baptisés qui continue à nourrir le Christ dans tous ses besoins. « J’avais faim et vous m’avez donné à manger » (Mt 25, 35), dira Jésus pour révéler le jugement dernier. La fête de Noël est alors nécessairement une fête d’attention à ceux qui ont besoin d’être nourris. Cette attention de chaque jour est cette nuit plus pressante que jamais : impossible pour nous de vivre cette fête sans partager avec ceux qui sont dans le besoin.
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La contemplation de la mangeoire met donc en lumière le bouleversement définitif qui s’opère en cette nuit : nos besoins sont réorientés vers le Père éternel, notre Dieu se donne en nourriture et il a besoin de nous pour être nourri. Ces trois grands mystères, je vous invite à y repenser tout à l’heure, quand vous irez vous coucher. Que votre dernière pensée en cette nuit, ce soit pour cette mangeoire.
Contemplez l’enfant qui y dort. Il est à croquer et il se donne à manger. Il donne tout mais il a besoin de nous. Il est meilleur que toutes les nourritures de la terre et il nous prépare au banquet éternel.
Quel mystère lumineux ! Couchez-vous donc sur cette méditation, pour vous réveiller demain, tout disponibles à contempler encore ce mystère en pleine lumière, dans la clarté du jour nouveau ; et réentendre, en plein jour, résonner la grande annonce angélique qui illumine cette nuit : « Ne craignez pas, car voici que je vous annonce une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : Aujourd’hui (…) vous est né un Sauveur. » Réjouissance plus grande pour le corps que tous les repas de fête, délice infini de nos âmes, saveur véritable de nos vies : Jésus-Christ !