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Sunday 30 December - Fête de la sainte Famille
"Familles inquiètes et inquiétées"
Par le Père Ludovic Frère, recteur du sanctuaire
Quand les Évangiles nous parlent de la sainte famille, ils nous la montrent soit inquiète, soit inquiétée. Inquiétée et malvenue, elle l’est dès avant la naissance de Jésus, puisqu’ « il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune » (Luc 2, 7), nous disait l’Évangile du jour de Noël. Inquiétée et traquée, la sainte famille l’est dramatiquement après la naissance du Sauveur, avec le projet de massacre par un Hérode jaloux et craintif, comme nous l’entendions avant-hier en fêtant les saints innocents. Inquiète et angoissée, la sainte Famille l’est aujourd’hui, quand Marie et Joseph ont perdu Jésus à Jérusalem : « Vois comme nous avons souffert en te cherchant » (Luc 2, 48), dit Marie.
Ainsi, à bien y regarder, les seuls passages de la Bible qui nous parlent de la sainte famille le font dans un contexte de menace ou d’angoisse, mis à part le moment de quiétude de la naissance de Jésus à Bethléem.
Comment s’étonner alors que nos familles soient, aujourd’hui encore, angoissées, menacées, inquiétées et inquiètes ? Elles poursuivent l’expérience de la sainte famille, nos propres familles tellement perturbées par des drames, des séparations ou des difficultés économiques. Elles poursuivent l’expérience de la sainte famille, nos familles inquiétées quand des lois veulent détruire leur essence-même, au nom d’une égalité qui n’est, en fait, qu’une revendication injuste et fallacieuse. Et nous ne pouvons pas nous taire, quand le gouvernement actuel dénigre la famille, certainement parce que son modèle dérange le style de vie de quelques lobbyistes et de grands responsables de l’Etat.
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Alors, dans ce contexte de familles inquiètes et inquiétées, que devons-nous faire ?
La première attitude est certainement le combat le plus courageux et le plus exigeant : le combat par l’exemple. Il est très bien de défendre la famille, mais il est encore mieux de nous demander si nos familles sont effectivement des lieux de profonde charité, de lutte contre l’égoïsme et de dialogue. Si nous revendiquons le respect de la famille mais qu’en famille nous ne faisons pas tout pour nous respecter à tous prix, notre combat ne sera qu’une idéologie peu crédible.
La vie de couple, la vie de famille, la vie de communauté chrétienne vivent sous le même registre : celui de la crédibilité des valeurs par notre effort pour les incarner au mieux dans nos attitudes quotidiennes. Et certainement qu’au seuil d’une année nouvelle, nous pouvons chercher à vivre davantage en conformité avec les convictions que la foi nous appelle à défendre.
La deuxième attitude, c’est l’effort d’intelligence. Nous avons vu et entendu, dans le débat sur le mariage pour les personnes homosexuelles, des réflexions parfois peu respectueuses pour ces personnes, des arguments à l’emporte-pièce et des plaisanteries de mauvais goût. Ce n’est pas ainsi que nous défendrons véritablement la famille. L’intelligence respectueuse est la meilleure défense, parce qu’elle témoignage que nous ne cherchons pas à revendiquer notre propre idée, mais le projet de Dieu, qui nous dépasse grandement et qui ne peut être offert à la méditation de chacun que de manière intelligente et ouverte, comme Dieu agit pour nous et dans le monde.
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Mais la troisième attitude est plus fondamentale encore, et il convient de bien s’y arrêter pour qu’elle n’apparaisse pas comme une forme de démission, de désertion. C’est le comportement de la sainte famille dès la naissance du Christ : l’acceptation de l’exil.
A la suite de la sainte famille, nous avons certainement une réalité essentielle de la vie chrétienne à devoir accepter : le chrétien est nécessairement en exil sur cette terre. Dans la lettre à Diognète, un récit post-apostolique datant seulement de 160 à 190 après Jésus-Christ, l’auteur reconnaît que les chrétiens « résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. […] Toute terre étrangère leur est une patrie, et toute patrie leur est une terre étrangère. […] Les chrétiens habitent dans le monde, mais n’appartiennent pas au monde »[1].
Ce statut du chrétien est donc aussi particulièrement celui de la famille chrétienne : étrangère en ce monde, exilée et incomprise. D’ailleurs, quand les Évangiles parlent de la sainte famille, c’est souvent pour la présenter en mouvement, comme sans domicile fixe : elle doit quitter Nazareth pour venir au recensement à Bethléem, mais il n’y aura « pas de place pour eux dans la salle commune » (Luc 2, 7). Ensuite, elle doit fuir en Egypte avant de revenir à Nazareth. Les premières années du Christ, avec sa famille, sont des moments d’exil, donc certainement aussi d’inquiétude, d’instabilité, de risques encourus. Pourquoi en serait-il autrement pour nos familles chrétiennes et chacune de nos vies ?
Nous l’avons peut-être oublié dans notre société qui, toutes choses relativisées, respecte globalement les chrétiens. Sans doute redécouvrons-nous, avec des attaques de plus en fréquentes à notre égard, qu’être chrétien, c’est déranger. Etre chrétien, c’est interpeller l’ordre établi en revendiquant un royaume qui n’est pas de ce monde. Etre chrétien, c’est ne pas se laisser asservir par les lois des sociétés, par la dictature de l’argent ou le dogme de la consommation à tous prix. Etre chrétien, c’est être un résistant et un exilé, un combattant jamais résigné et un citoyen du Ciel jamais enfermé dans les réalités terrestres.
Finalement, la fête de la sainte famille nous renvoie à la réalité de nos vies transfigurées par la venue de Dieu dans la chair. Le Sauveur incarné, mort et ressuscité, bouleverse radicalement notre rapport au monde et nous fait choisir joyeusement d’être des exilés, jamais totalement chez eux sur cette terre, car citoyens d’un Royaume qui n’est pas de ce monde.
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C’est ce que le Christ a cherché à faire comprendre à Marie et à Joseph, même s’il a fallu pour cela les placer dans une situation angoissante, et pas seulement quelques instants : plusieurs jours d’angoisse. « Vois comme nous avons souffert en te cherchant » (Luc 2, 48), dit la Vierge Marie, réconfortée de retrouver son fils. Avec, aussi, cette interrogation qui sonne un peu comme un reproche, le seul que l’on connaisse dans la bouche de Marie à l’égard de son divin fils : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? » (Luc 2, 48).
Mais il fallait que le Christ, en sa jeunesse, fasse comprendre à la sainte famille cette réalité qui n’est pas de ce monde. Alors, il leur dit : « Comment se fait-il que vous m'ayez cherché ? Ne le saviez-vous pas ? C'est chez mon Père que je dois être. » (Luc 2, 49). A la question-reproche de Marie répond une question-reproche du Christ : « comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? »
Elle était pourtant bien légitime, l’inquiétude de Marie et de Joseph ; mais ils avaient reçu de l’ange, avant la naissance de Jésus, le témoignage de l’identité de celui qui allait naître à Bethléem. Ils savaient que cet enfant était le Messie, le Sauveur. Mais ils n’étaient visiblement pas encore entrés totalement dans cette dimension de la révélation : « C’est chez mon Père que je dois être » (Luc 2, 49). Non pas seulement bien protégé par Marie et Joseph, mais disponible à son Père céleste, comme nos familles chrétiennes, qui ne sont pas seulement des familles bien rangées, avec une bonne éducation, mais des familles dont les racines sont dans le Ciel.
Notre force, c’est cette liberté que nous donne notre statut de citoyens du Ciel, et les nombreux martyrs qui ont donné leur vie au cours de l’histoire nous le rappellent mieux que toute explication. Le chrétien est libre, et ce potentiel de liberté fait peur aux pouvoirs, car ils ne le maîtrisent pas. Il serait bien que les chrétiens inquiètent davantage notre monde à cause de leur liberté intérieure.
L’exil de la sainte famille nous renvoie donc au nécessaire exil de toute vie chrétienne en ce monde. Exilés, quand nous revendiquons des évidences naturelles que notre société n’est même plus disposée à reconnaître. Exilés, quand nous sommes minoritaires dans la foi, même au sein de nos propres familles. Exilés, quand vos enfants ou petits-enfants ne vous ont pas suivi dans votre foi, et la considèrent même comme des bigoteries d’un autre âge.
Cet exil n’est pas notre drame ; il est notre chance pour vivre comme la sainte famille, courageuse, déterminée, consciente de sa mission, convaincue de porter un trésor qui la dépasse grandement : le Sauveur du monde.
La seule condition pour que cet exil soit à l’image de celui de la sainte famille et porte du fruit, c’est que nous prenions garde à ne pas nous replier. L’exil à l’image de la sainte famille ne se subit pas, il s’accueille, comme l’occasion d’un décentrement du regard et d’une élévation de l’âme. L’exil permet aussi une prise de distance, pour ne pas se prendre trop au sérieux et discerner les combats qui en valent vraiment la peine.
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En cette fête de la sainte famille, renouvelons notre désir que nos familles et chacun de nous soient positivement exilés sur cette terre. Pour reprendre une image de cette lettre à Diognète, que je vous citais tout à l’heure : soyons un supplément d’âme dans le monde, soyons l’âme qui aime celui qui lui fait la guerre. Ainsi poursuit Diognète : « En un mot, ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. L’âme habite dans le corps, et pourtant elle n’appartient pas au corps, comme les chrétiens habitent dans le monde, mais n’appartiennent pas au monde. […] La chair déteste l’âme et lui fait la guerre, sans que celle-ci lui ai fait de tort, mais parce qu’elle l’empêche de jouir des plaisirs ; de même que le monde déteste les chrétiens, sans que ceux-ci lui aient fait de tort, mais parce qu’ils s’opposent à ses plaisirs. L’âme aime cette chair qui la déteste, ainsi que ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les détestent. […] L’âme immortelle campe dans une tente mortelle : ainsi les chrétiens campent-ils dans le monde corruptible, en attendant l’incorruptibilité du ciel. […] Le poste que Dieu leur a fixé est si beau qu’il ne leur est pas permis de le déserter »[2].
Amen.
[1] Lettre à Diognète, n. 5 (Funk, 1, 317-321)
[2] Lettre à Diognète, n. 6 (Funk, 1, 317-321)